Mémoire et émotions

Si la mémoire est reconnue comme étant autant conservatrice que sélective, on peut dire que le tri et la conservation des informations s’opèrent largement au travers du filtre des émotions.

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Le rôle des émotions dans le fonctionnement de la mémoire

Les souvenirs que nous avons des évènements vécus sont liés à nos émotions ressenties durant ces moments de vie, indiquant que les émotions font partie intégrante de la mémoire épisodique. D’un point de vue biologique, cela s’explique par la proximité des interrelations entre les sécrétions dues aux émotions et les voies neuronales de la mémoire.

L’émotion se traduit sous forme de manifestation subjective interne. Elle se distingue de l’humeur. Elle est plus brève et plus ciblée. Les émotions peuvent influencer notre humeur, et à plus grande échelle, influencer notre mémorisation. Ainsi, si un instant de vie nous rend triste, heureux, angoissé, euphorique ou en colère, nous nous en souviendrons mieux que si c’est un moment sans émotion qui ne fait que passer.

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infographie mémoire et émotions

Comment ça marche ?

C’est quand nous sommes attentifs que nous retenons plus durablement le souvenir d’un moment. Si nos émotions sont sollicitées, notre attention est captée, ce qui permet à notre cerveau de mémoriser cet instant. Ainsi, ce sont aussi les émotions qui articulent l’inscription d’un souvenir dans la mémoire et qui le consolident plus ou moins durablement.

Ces souvenirs peuvent ensuite être réactivés par le biais de plusieurs canaux. Le sujet peut produire un indice de récupération sensorielle, par rapport à une image, un son, une odeur, ou bien cognitive, par la pensée et les inférences, ou encore émotionnelle. On se souvient de la sensation de stress avant un examen par exemple, ou encore de la joie procurée par une surprise. Quand quelque chose nous y fait penser ou qu’on ressent ces mêmes émotions, notre cerveau fait le lien et ces souvenirs remontent.

Les émotions et les souvenirs sont donc étroitement liés, au point de modifier le fonctionnement de notre mémoire quand les émotions sont trop fortes voir insoutenables. C’est pourquoi un docteur nous demandera notre état émotionnel et les évènements de vie récents si on vient le voir pour des problèmes d’amnésie.

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Les troubles liés à la mémoire émotionnelle

Les émotions peuvent en effet troubler le fonctionnement de notre mémoire. Selon la sensibilité des personnes et l’intensité des émotions, on peut plus ou moins bien se souvenir d’un évènement. Si les émotions négatives sont exacerbées, il se peut qu’on ne puisse pas s’en souvenir alors même que c’est un moment marquant. C’est le cas du stress post-traumatique, où inconsciemment le patient oublie un souvenir trop douloureux et/ou violent. Le cerveau provoque ainsi un refoulement d’un souvenir pénible à cause de l’émotion trop vive qu’il a suscitée.

Mais il y a aussi l’hypermnésie, où on se souvient parfaitement d’un souvenir agréable qu’on ressent encore « dans son ventre ». Il y a des moments heureux dont on se souvient comme si c’était hier, et qu’on se repasse tel un film. C’est grâce à l’émotion très positive que la mémoire a consolidé fortement ce souvenir, gravé à jamais dans notre cerveau.

Si les émotions sont bloquées, la mémoire peut également l’être. C’est le cas chez des patients dépressifs qui se plaignent de leur mémoire et qui ont des difficultés à se remémorer des souvenirs autobiographiques. La cause vient des émotions qui sont faibles et qui ne permettent pas à la mémoire d’enregistrer durablement un souvenir.

La personnalité, les émotions et la mémoire

La construction du Soi dépendrait notamment des événements vécus avec émotion. Le sujet est doté d’une fragilité émotionnelle plus ou moins grande. Les êtres humains ne vivent pas tous leurs émotions de la même façon : certains occultent davantage que d’autres leur ressenti affectif.

Si certaines personnes sont moins émotives que d’autres, des études prouvent néanmoins que le bon fonctionnement de la mémoire dépend de la sensibilité et du degré d’émotivité encouru. En effet, les personnes qui contrôlent leurs émotions se représentent mentalement les évènements passés et futurs avec moins de détails sensoriels et contextuels. L’émotion est alors une sorte de loupe du souvenir, donnant de la substance à nos vécus ; pourtant celle-ci est plus ou moins sollicitée, dépendant en effet du bon vouloir de l’individu et de sa personnalité.

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Les études à ce sujet

Le fait d’étudier la mémoire en relation avec les émotions est relativement récent, étant donné que l’émotion a longtemps été délibérément « mise de côté » par les scientifiques, jugée trop subjective et non rationnelle ; elle était réduite à une sorte de « pollution de la pensée ».

Selon Pierre Janet (philosophe, psychologue et médecin français, 1859-1947), les émotions seraient des phénomènes transitoires et perturbateurs qui viendraient entraver la raison. Or, la raison et les émotions ne sont pas si éloignées, au contraire. De nombreux travaux paraissent aujourd’hui à ce sujet. Les émotions ont une grande influence sur la mémoire, de sorte qu’elles se définissent comme un état affectif intense, lié à la mémorisation. Il a ainsi été montré que les événements émotionnels étaient mieux retenus que les événements neutres, qui n’ont pas procuré d’émotion particulière au sujet : quelqu’un de triste se rappellera mieux les évènements tristes que les évènements heureux. En d’autres termes, notre mémorisation dépendra de la sensibilité émotionnelle du moment. Ce point est capital, puisqu’il démontre que la mémoire n’est pas qu’une retenue des vécus, mais opère un tri des informations à mémoriser, cela en fonction des sensations ressenties et de notre humeur.

Les études actuelles vont en effet en ce sens et différents travaux montrent que les souvenirs neutres émotionnellement s’enracineraient moins profondément « dans la mémoire » que des souvenirs teintés de joie ou de tristesse, de mépris ou d’orgueil. En fait, l’émotion liée à notre propre image gouvernerait notre mémoire, lui ordonnant d’opérer tel tri et de ne retenir alors uniquement les éléments ayant un sens dans notre parcours.

L’expérience de l’oubli

Cette influence du sujet dans la construction du contenu mémorisé se lit de manière effective dans une étude menée par une chercheuse de l’Inserm de Caen, Géraldine Rauchs. L’étude consiste à tester notre capacité à sélectionner volontairement des informations en mémoire, autrement dit, il s’agit d’une étude sur ce que l’on appelle l’« oubli dirigé ».

L'expérience se déroule ainsi : faire mémoriser une liste d’éléments à des personnes et leur préciser ensuite ceux qu’ils sont encouragés à oublier, et ceux qu’ils doivent retenir. Parmi ces personnes, certaines sont placées en salle de repos et peuvent ainsi dormir, « faire leur nuit », d’autres sont gardées éveillées. L’étude montre que les dormeurs ont davantage oublié les éléments qui devaient être oubliés !

Cette expérience suggère deux choses : le sommeil n’est pas simplement un moment de consolidation de la mémoire, mais il est aussi un moment d’oubli et de tri, ce qui conforte la thèse alliant mémoire continue et sélective. La deuxième idée est que la volonté du sujet joue sur la construction de son identité. En effet, c’est parce que j’ai estimé un élément moins important qu’un autre, que je vais pouvoir le sacrifier au profit du rappel d’un autre.

La mémoire est donc liée au caractère émotionnel d’un évènement et est également clairement influencée par la sensibilité et la volonté du sujet. Ainsi, si le Soi se définit par sa mémoire, il est aussi ce qui la rend efficace en la guidant personnellement. Mémoire et sujet sont bien entremêlés et fondateurs ensemble de l’identité.

Les émotions montrent en quoi la mémoire est profondément intime et personnalisée chez une personne. La mémoire n'est pas qu'une somme de souvenirs, mais obéit à des affects personnels.