Interview du philosophe Bernard Stiegler sur la crise du COVID-19

En ces temps de crise sanitaire et économique mondiale, de mesures nationales de confinement liées au COVID-19, Bernard Stiegler, philosophe et membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, livre son éclairage sur l’impact de cette crise sur les mémoires individuelles et collectives et les conditions de la résilience, ce retour à l’équilibre post choc traumatique.

Publié le 30.04.2020
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Bernard Stiegler

Interview de Bernard Stiegler

Philosophe et membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires
Quelles traces cette pandémie va-t-elle laisser dans nos mémoires individuelles et collectives ?
La mémoire des grandes épidémies n’est finalement pas si présente dans nos représentations individuelles et collectives. Les êtres humains ont une fâcheuse tendance à oublier les catastrophes malgré leur prétention à tout sécuriser. Si on se souvient de la grippe espagnole de 1918 (50 millions de morts !), qui se souvient de la pandémie de grippe de Hong Kong en 1969 ? Nos mémoires oublient.

En ce qui concerne la crise du COVID-19, énormément de choses sont frappantes. Et on parlera certainement pendant des années de cette situation de pandémie et de confinement mondial associés. Cette expérience de confinement pourrait d’ailleurs déclencher des expériences de remémoration très intéressantes, même si ce peut être aussi le contraire, selon les circonstances.
Quelles sont les caractéristiques de cette crise ?
Ce qui distingue cette crise virale de la grippe de Hong Kong ou de la grippe espagnole, c’est la vitesse à laquelle elle progresse, ainsi que les répétitions toujours plus rapprochées de telles crises, bien moins graves, depuis moins de vingt ans – dans un contexte de désinvestissement dans la santé publique dont on voit bien plus qu’il pourrait ruiner pour longtemps l’économie mondiale. Outre le fait que le virus circule extrêmement rapidement et massivement dans le monde entier, il est très contagieux, et cette situation pourrait engendrer ainsi la panique dans un monde de « post-vérité » où plus personne ne fait plus confiance à personne.
Cette crise est un choc important pour notre société. Pour autant une voie s’ouvre-t-elle vers la résilience?
Notre modèle économique actuel est centré sur une hyper communication physique et symbolique entre quasi toutes les places du monde, ce qui augmente considérablement le danger. Ce modèle qui est aussi celui de la data economy est très dangereux parce qu’il élimine la diversité, qui est la condition de la résilience. En voulant tout optimiser par les algorithmes, on diminue la résilience tout en vivant à flux tendu – ce dont on voit les effets en termes de pénuries diverses. On a vulnérabilisé la société humaine dans sa globalité et à un point jamais atteint. Cette irresponsabilité doit cesser.
Le confinement pourrait-il réactiver la mémoire de modes de vie antérieurs ?
Je travaille en ce moment sur un projet expérimental et contributif, avec des équipes de soignants, sur la question suivante : « qu’est-ce que vivre confinés en ce moment ? ». Dans le confinement, il y a beaucoup de situations possibles, mais dans tous les cas, l’évidence est que l’on interrompt un certain nombre de choses, et ce moment peut permettre de créer de la réflexion, à la fois individuellement et collectivement, avec un peu d’accompagnement. Cela peut conduire à un retour sur la mémoire et le sens de choses que l’on faisait avant, et dont on a souvent perdu les pratiques familiales, qui sont aussi des pratiques éducatives. A partir de telles questions, on peut réfléchir à ce que cela signifie de faire quelque chose ensemble – et aux dangers d’oublis que représentent à cet égard les smartphones, chez les petits comme les grands. On peut aussi en venir à se demander individuellement et collectivement pourquoi on ne renoue pas avec ces modes de vie, sans pour autant revivre comme au XXe siècle. Le confinement amène ainsi, parfois, à une réflexion sur nos modes de vie.
Quel regard portez-vous sur la gestion de la crise, notamment à travers le recours aux mémoires externes numériques, aux technologies de l’information et de la communication ?
L’actuelle économie est fondée sur une information qui se substitue aux savoirs et qui est elle-même intégralement calculable – faisant de nous des êtres calculés, mimétiques et télécommandés. Il faut repenser l’informatique, arrêter de tout confier aux algorithmes et remettre en place des dispositifs de délibération entre médecins, entre banquiers – entre habitants des territoires et en valorisant la diversité des localités, etc. Le système actuel repose intégralement sur des ratios automatisés qui tendent à éliminer les incalculables. Confrontés à ces incalculables, les systèmes peuvent entrer alors en crise. Pour la question actuelle de pénurie des masques, on a sous-estimé les risques. On a oublié que les risques ne sont jamais dans les calculs de moyennes.
Donner du sens est primordial dans le schéma de la résilience. Quel sens pourrait avoir cette crise, tant au niveau individuel que sociétal ?
Il n’y a pas de doute pour moi que ce que nous vivons maintenant est un terrible avertissement à l’humanité et que c’est sur ce terrain de la revalorisation des savoirs, des localités, de la diversité et de la délibération que résident les questions primordiales – qui conditionnent toutes les autres. Nous n’avons pas tiré de leçon de la crise financière de 2008. Toute la question est de savoir si l’homme va enfin apprendre de cette crise du COVID-19. Apprendre signifie se remettre en cause. S’il faut le faire dans l’urgence, ce qui n’est pas idéal pour la réflexion, profitons cependant du confinement pour réfléchir, travailler et élaborer la suite.