De nouveaux neurones à l’âge adulte : quelle influence sur la memoire ?

On sait à présent que notre cerveau génère des neurones tout au long de notre existence, en tout petit nombre. Quel rôle jouent ces nouveaux neurones ? Robert Jaffard, neurobiologiste spécialisé dans l’étude de la mémoire, Professeur émérite à l’Université de Bordeaux et membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires, retrace pour nous les découvertes faites chez l’animal et l’homme.

Publié le 15.05.2020
neurones
Qu’est-ce que la neurogenèse et pourquoi a-t-on longtemps cru qu’elle s’arrêtait à la naissance ?
La neurogenèse est le processus qui permet de "fabriquer" de nouveaux neurones à partir de cellules neurales souche. Des travaux de Joseph Altman en 1960 avaient montré l'existence d'une neurogenèse chez des rongeurs adultes. Mais selon Pasko Rakic, cette neurogenèse adulte n'était probablement qu'un "trait archaïque" qui avait disparu au cours de l'évolution. En effet, l'incorporation de nouvelles cellules dans les réseaux neuronaux qui représentent nos expériences ne pouvait selon lui que les déstabiliser. La démonstration de l’existence d’une neurogenèse adulte chez l’homme n’a été établie de manière irréfutable qu’en 2019 [1], après de nombreuses controverses. On sait à présent que dans le cerveau des mammifères, il existe deux "niches" où se forment de nouveaux neurones. L'une se situe dans une région importante pour la mémoire et les émotions, le gyrus denté de l'hippocampe. L’autre au niveau du striatum chez l’homme et des bulbes olfactifs chez les rongeurs, renforçant leurs capacités olfactives.
Combien de nouveaux neurones sont formés chaque jour ?
Ces neurones néoformés ne représentent qu'une proportion extrêmement faible des neurones préexistants (chez l'homme 700 neurones / jour dans le gyrus denté, soit 0,004 % du total). On peut donc s'interroger sur leur fonctionnalité. Néanmoins, ces jeunes neurones se distinguent par une excitabilité et une plasticité élevées. Ils apportent ces qualités physiologiques aux réseaux neuronaux préexistants dans lesquels ils s’intègrent. De plus, la neurogenèse se réduit progressivement avec le vieillissement et cette diminution s'accélère dans les maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer (gyrus denté-hippocampe) et de Huntington (striatum), mettant en évidence le rôle des nouveaux neurones dans le bon fonctionnement de ces structures cérébrales.
Quels facteurs influencent la neurogenèse adulte ?
De nombreux facteurs "naturels" modulent la neurogenèse adulte qui, par exemple, est augmentée par l'activité physique et sexuelle, la richesse et le caractère "gratifiant" de l'environnement ou encore le silence...; elle est à l'inverse, réduite par le stress, le manque de sommeil ou encore un régime alimentaire gras.
Quel rôle joue la neurogenèse adulte sur la mémoire et les émotions ?
L'expérimentation chez les rongeurs montre que stimuler la neurogenèse hippocampique améliore la mémoire et réduit l'anxiété, tandis que freiner la neurogenèse produit l’inverse. Les effets bénéfiques sur la mémoire s’observent dans des situations où il est nécessaire de différencier des souvenirs possédant de fortes similitudes. Par exemple, savoir qu'un événement désagréable est survenu dans une situation précise et non dans une situation qui lui ressemble. Ainsi, une neurogenèse insuffisante entraînera la confusion entre ces deux situations proches et une généralisation de la peur, qui caractérise les comportements anxieux et constitue chez l'homme un "marqueur" du trouble de stress post-traumatique. A l’inverse, si l’on veut prévenir la survenue de comportements de type anxieux ou dépressif chez un animal stressé, il faut stimuler la neurogenèse hippocampique. Si on « bloque » la neurogenèse, les antidépresseurs comme le Prozac ne seront pas efficaces.
En quoi la neurogenèse peut-elle interférer avec nos souvenirs ?
Lorsque la neurogenèse hippocampique est élevée au moment de l’acquisition d'un apprentissage, elle facilite la formation de réseaux neuronaux (engrammes) plus précis et stables. Par contre, si de nouveaux neurones sont ajoutés après la phase d’acquisition, ils vont perturber les réseaux existants et entraîner un oubli rapide de l’apprentissage.
Quel rôle joue la neurogenèse adulte dans la protection contre la maladie d’Alzheimer ?
La "richesse" des expériences individuelles engendre des changements fonctionnels et structuraux du cerveau (plasticités) qui constituent des "réserves protectrices" contre le déclin cognitif associé au vieillissement normal et pathologique (maladie d'Alzheimer). Chez l'homme, les composantes sociale, mentale et physique du style de vie assureraient cette protection. Récemment, il a été montré chez des "souris Alzheimer" que le seul exercice physique prévenait l'apparition des déficits cognitifs. Cet effet protecteur résultait à la fois d'une augmentation de la neurogenèse hippocampique et de l'élévation d’un facteur neurotrophique permettant la survie de ces neurones (le BDNF). Préserver une neurogenèse hippocampique tout au long de la vie constituerait donc une composante majeure dans la protection des troubles cognitifs associés au vieillissement normal et pathologique.

La neurogenèse très active dans la prime enfance explique pourquoi on se souvient difficilement de nos premières années de vie   

Des bébé-souris de 17 jours oublient rapidement ce qu'elles ont pourtant bien appris, sauf si on réduit leur neurogenèse hippocampique aussitôt après l'apprentissage. En réalité, le souvenir (l'engramme) qu’elles ont formé à l'âge de 17 jours n'a pas disparu. "Silencieux", il peut être réactivé par une stimulation expérimentale [2] qui permet, quel que soit le temps écoulé depuis sa formation, l'expression de la mémoire que l'on croyait "perdue".

En savoir plus

Sondage IFOP sur la neurogenèse adulte : commentaires de Robert Jaffard dans la fiche pédagogique de l’Observatoire B2V des Mémoires
Aymeric Debrun, Juillet 2019, Sydologie, le Magazine de la Veille Pédagogique
Travaux d’Anne Auguste, lauréate 2016 de la bourse doctorale de l’Observatoire B2V des Mémoires (en vidéo)

Notes

Moreno-Jiménez EP et al, Adult hippocampal neurogenesis is abundant in neurologically healthy subjects and drops sharply in patients with Alzheimer's disease. Nat Med. 2019;25:554-560
Par technique d’optogénétique : certains neurones sont rendus sensibles à la lumière par manipulation génétique, ce qui permet de les contrôler en éclairant le cerveau de l’animal par un faisceau lumineux.