Alzheimer : Le style de l’écrivaine Iris Murdoch à l’épreuve de la maladie
Comment une étude scientifique a montré les liens entre la mémoire et l'art à travers l’analyse de l’œuvre complète d'Iris Murdoch, auteure atteinte de la maladie d'Alzheimer ?


Catherine
Thomas-Antérion
La transformation de la créativité d’artistes atteints par la maladie d’Alzheimer est rapportée dans la littérature scientifique. Des auteurs anglais (1) ont ainsi analysé l’évolution du style et de l’écriture d’Iris Murdoch (1919-1999), écrivaine britannique sensationnelle. Il n’est pas si fréquent de pouvoir analyser des écrits réguliers sur une période aussi longue. (2)
Il est intéressant de voir ce que l’analyse de l’œuvre complète de cette auteure a pu apporter, d’une part à la compréhension des symptômes de la maladie, et d’autre part aux liens entre mémoire et style littéraire.
Qui est Iris Murdoch ?
Née dans une famille bourgeoise, elle s’orienta vers l’enseignement de la philosophie au Collège St Anne à Oxford en 1948 après s’être illustrée pendant la guerre dans le service civil et enseigna jusqu’en 1963, date à laquelle, elle se consacra définitivement à l’écriture de romans et de nouvelles.
Sa manière de faire fut immuable. Elle recueillait un certain nombre de renseignements et de notes pendant une période de 8 mois puis se consacrait à l’écriture pendant 6 mois. Elle écrivait à la main. Elle utilisait peu le dictionnaire et pas de recueil de vocabulaire. Sur les manuscrits, on observe de fréquents remords et l’on sait qu’elle refusa pratiquement toujours que son éditeur corrige certains de ses textes. Ce qui garantissait l’authenticité de ses écrits. Le dernier d'entre eux "Le dilemme de Jackson" publié en 1995 rencontra un accueil froid de la critique. Celle-ci employa des formules très dures du type « le narrateur apparaît distrait » ou « il s’agit du travail d'une écolière de 13 ans » ou « on observe une économie inhabituelle de style ». A ce moment là, la maladie s’installait….
L'expression de la maladie d'Alzheimer chez l'artiste
La question n’est pas de savoir si l’œuvre ultime de l’écrivaine malade se modifia en gagnant ou perdant ses qualités esthétiques mais bien d’analyser le changement stylistique. La question en filigrane est de définir ce qui constitue le fond du style (similaire au cours du temps) et la forme (éventuellement plus susceptible de modification (premier roman encore maladroit, maturité ou maladie). La méthodologie adoptée par les chercheurs de Cambridge est assez fascinante (1).
Les modifications de l’expression spontanée dans la maladie d’Alzheimer s’expriment d’abord par un manque du mot (anomie) avec recours à des mots valise (« truc/machin ») ou des substituts superhiérarchisés (animal aussi bien pour éléphant ou vache) puis des paraphasies ou une absence de réponse. Très précocement apparaît une agraphie lexicale avec difficulté à écrire les mots irréguliers (qui ne s’écrivent pas comme ils se prononcent : « fusil » écrit « fusi ») ou ambigus (qui peuvent s’écrire de plusieurs façons : « éléfant » pour « éléphant »). Ensuite surviennent des difficultés dans la production et la compréhension de phrases, une perte des connaissances sémantiques puis une altération syntaxique.
La maladie d'Alzheimer d’Iris fut diagnostiquée en 1996 avec un MMS, test évaluant le fonctionnement global, à seulement 20/30. Ce qui laissait supposer que la maladie s’exprimait déjà depuis quelques temps. Les troubles du langage oral rapportés étaient d'emblée importants avec dans les épreuves de dénomination de très nombreuses circonvolutions (pour kangourou, la patiente produisait la réponse : "une magnifique créature qui saute"). La patiente avait une agraphie lexicale régularisant les mots (« cruise » était écrit « crewse » ou « kaleidoscope » :« colidascope »). La description de la scène du voleur de cookie (image figurant une histoire) était grammaticalement bonne mais lexicalement très pauvre (3) La patiente décéda en 1999. Le diagnostic évoqué cliniquement fut confirmé par une autopsie ; l’accord avait été anticipé. A l’époque, on ne disposait pas d’un diagnostic de certitude clinico-biologique (dosage des biomarqueurs dans le liquide céphalo-rachidien).
Les apports des chercheurs
Les auteurs ont alors procédé à l'analyse de trois textes avec un programme informatisé et une étude manuelle d'échantillons. Ils ont choisi un texte de jeunesse publié en 1954 (Sous la Toile), un texte de la maturité publié en 1978 (La mer, la mer) dont je vous recommande la lecture, et son dernier roman publié en 1995 (Le dilemme de Jackson). Le programme permet aux auteurs d’analyser un très grand nombre de paramètres tels que la fréquence des mots, leur répétition, le contexte d'emploi, leurs types, la longueur, l'imageabilité et la familiarité. La question principale posée était de voir si ces paramètres se modifient dès le début de la maladie et si oui, les caractéristiques lexicales, syntaxiques ou les deux. On observe une modification du lexique en termes de fréquence des mots. Il est du reste remarquable d’observer une « amélioration » stylistique du premier texte au second en termes de recours au lexique. Les auteurs suggèrent le rôle de la répétition (la mémoire) et de la « maturité « de l’écrivain. Il est tout autant remarquable de noter ensuite dans le dernier récit, un appauvrissement de celui-ci. Par contre on n’observe pas de modification de la longueur des mots ou des phrases ni de modification de la syntaxe. Ce dernier point plaiderait pour la production d'un langage écrit grammaticalement correct en raison de processus automatiques, à l'inverse de la production lexicale sous-tendue par des processus contrôlés de recherche en mémoire. En effet, l’amélioration relative du lexique a plusieurs explications. A force d’écrire, les règles de syntaxe deviennent plus automatiques ce qui libère des ressources cognitives notamment d’attention pour le choix optimisé des mots. Ainsi les systèmes de contrôle peuvent sélectionner plus efficacement et inhiber une réponse instantanée au profit de l’accès à un mot plus approprié.
Cette étude est remarquable. Elle montre toute la valeur d'un cas unique (certes exceptionnel) bien étudié. La démarche savante est extrêmement bien expliquée et est à la portée de toute personne qui s'intéresse à la maladie d'Alzheimer et au langage. Il n’est point besoin de compétence particulière en linguistique pour accéder à sa compréhension et pas même indispensable de connaître l’œuvre d’Iris Murdoch (ce qui est quand même dommage). La question de l'atteinte différente du lexique et de la syntaxe est un problème théorique d'importance et les auteurs fournissent des réponses sans ambiguïté. En outre, la constance qualitative de la syntaxe et du lexique (au moins en partie entre les deux premières œuvres écrites à près de 25 ans d'intervalle) est troublante en terme de création artistique et pose la question mystérieuse de ce qu'est "le style propre" d'un auteur qui en "se répétant" produit néanmoins toujours une oeuvre nouvelle ! Le style aurait à voir avec la mémoire : la mémoire sémantique accumulée par l’expérience.
Ce travail peut être rapproché de l'œuvre d'autres artistes présentant une maladie d’Alzheimer, en particulier de celles de peintres où l'appauvrissement de certains traits a parfois été considéré comme "un progrès" par certains critiques – on peut citer de Kooning. Cependant, dans le cas d’iris Murdoch, la critique avait unanimement été déçue par son dernier roman tant il contrastait avec les œuvres précédentes extrêmement complexes et raffinées.
Notes
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