Mémoire et mensonges

Quels sont les liens entre mémoire et mensonge ? Xavier Seron, ancien président de la Société de Neuropsychologie de Langue Française, expert médico-légal à Bruxelles et auteur d’un livre intitulé "Mensonges !", paru en Octobre 2019 chez Odile Jacob, nous dévoile les résultats d’études menées sur ce sujet et les implications de ces connaissances sur les procès, notamment.

Publié le 07.10.2020
Mémoire et mensonge

Quels sont les liens entre mémoire et mensonge ?

Un nombre important de mensonges concernent des événements du passé. Le mensonge consiste alors à transformer intentionnellement le récit dont le sujet se souvient. Une difficulté importante est ici d’établir la frontière entre un récit intentionnellement transformé et une reconstruction erronée du sujet. En effet, comme on le sait aujourd’hui, les souvenirs ne sont pratiquement jamais une copie fidèle des événements du passé, ils sont la reconstruction qu’en fait le sujet à un moment donné dans le temps. Une expérience où des sujets apprennent une très longue liste de mots permet de comparer par imagerie fonctionnelle les activités cérébrales d’un oubli vrai versus un oubli intentionnel. Lorsque l’oubli est volontaire, on observe davantage d’activations notamment au sein de zones du cerveau (aires frontales et gyrus cingulaire) qui jouent un rôle dans l’inhibition des réponses et la production de conduites stratégiques1.

A partir de quel âge mentons-nous ?

Nous commençons à mentir assez tôt, vers l’âge de 3,5 - 4 ans. Les premiers mensonges visent le plus souvent à éviter une punition lorsqu’un adulte découvre qu’une bêtise a été faite : « C’est pas moi ! », s’exclame alors l’enfant…
Nous devrions nous réjouir de ces premiers mensonges ! Ils marquent le début de la « théorie de l’esprit » : l’enfant prend conscience que l’adulte se crée une représentation de ce qui s’est passé. Il réalise aussi qu’il a le pouvoir de modifier cette représentation par sa parole. Ces premiers mensonges sont parfois maladroits, comme lorsque l’enfant a fait la bêtise devant l’adulte ou qu’il accuse son petit frère qui est un bébé…

Ces mensonges dits égoïstes ou anti-sociaux deviendront plus subtils avant de se faire plus rares. La gamme des mensonges va s’étendre et inclure des mensonges protecteurs, ayant pour but de préserver l’autre d’une vérité désagréable, ou encore humoristiques comme les blagues, voire corporels comme les feintes des footballeurs… Savoir produire de tels mensonges fait partie de la cognition sociale, l’aptitude à vivre en société. Notons que dans les sociétés occidentales où cela a été étudié, les femmes prononcent plus de mensonges protecteurs ou « de politesse » que les hommes…

Comment peut-on se mentir à soi-même ?

Ce que Jean-Paul Sartre appelle la mauvaise foi se produit généralement dans une situation où notre vision de nous-même ou notre conception du monde risquent d’être remises en cause… Nous percevons une « dissonance cognitive » entre nos croyances et les circonstances. Pour éviter cette contradiction inconfortable, nous modifions l’évènement en le racontant aux autres. Ensuite, à force de répéter cette version des faits, elle va se substituer dans notre mémoire à la réalité, ou nous faire douter : a-t-on réellement dit à cet importun qu’il nous ennuyait ou l’a-t-on juste pensé ?

Quelles sont les techniques qui permettent de détecter les mensonges ?

Les techniques de détection visent essentiellement les mensonges qui posent des problèmes sociétaux, comme dans le cas de plaintes d’abus sexuels, ou d’accusés qui plaident non coupables. Une des techniques développées repose sur le postulat que mentir prend plus de temps que répondre spontanément la vérité. Au laboratoire, dans des expériences de chronométrie mentale2, il est possible d’observer des temps de réaction allongés en cas de mensonge, mais cela suppose que la personne accepte de répondre le plus vite possible à toutes les questions et qu’elle ne se soit pas entraînée à mentir.

Une autre technique consiste à présenter des éléments d’une scène de crime à un suspect et à rechercher des réactions émotionnelles (nervosité, stress) particulières à l’aide du polygraphe - le « détecteur de mensonge » - qui mesure des variations de rythme cardiaque, de respiration et de résistance électrique de la peau. Toutefois, chez des menteurs habitués à contrôler leurs émotions et les grands psychopathes dénués d’émotions, cette technique ne sera pas fiable. De plus, une personne innocente pourra avoir une mémoire traumatique associée à un objet particulier ou bien avoir été témoin de la scène et donc manifester un stress… En dépit de ces limites, le polygraphe continue à être utilisé dans de nombreux pays, y compris dans les procès en Belgique3.

Quant à l’imagerie fonctionnelle du cerveau, elle ne permet pas d’identifier une « signature cérébrale » du mensonge qui serait universelle, mais elle montre que de nombreuses aires sont sollicitées pour inhiber la réponse vraie, contrôler les réactions émotionnelles et inventer un mensonge en fonction de ce qu’on perçoit de son interlocuteur.

Quelles sont les implications dans les procès ?

Il est difficile d’établir qui ment ou dit la vérité, mais ce que l’on sait, c’est qu’à dossier égal, une personne présentant un visage poupin aux traits doux semblera plus honnête qu’une autre personne et recevra un jugement plus clément !4 Voilà un biais cognitif contre lequel il est important de lutter…

Notes

T. Lee et al., Neural correlates of feigned memory impairment. Neuroimage (2005), 28, p. 305-313.
La chronométrie mentale quantifie le temps de réflexion nécessaire pour répondre à une question.
La Chambre de représentants Belge a voté un cadre légal fixant les règles de son utilisation le 30 janvier 2020.
T LA Zebrowitz, SM McDonald. The impact of litigants' baby-facedness and attractiveness on adjudications in small claims courts- Law and human behavior (1991), 15, p. 603–623

Pour en savoir plus :

Un livre de Xavier Seron : Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique. Odile Jacob, 2019.
Un compte rendu de table ronde sur les faux souvenirs à la Semaine de la Mémoire 2016
Une vidéo Minute mémoire sur les faux souvenirs