L'amnésie dans la BD : et si on parlait de Tryphon Tournesol et d’Eloïse Pinson ?

La neurologue Catherine Thomas-Antérion étudie dans cet article l'amnésie au travers de deux personnages de bande dessinée : Tryphon Tournesol et Eloïse Pinson.

Publié le 10.11.2020
BD-amnesie
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Catherine Thomas Anterion

Catherine
Thomas-Antérion

Neurologue et membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires
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Professeur Tournesol

Qui n’a pas le souvenir de Tryphon Tournesol, devenu amnésique après une mauvaise chute,  et un coup sur la tête ?

La chute se produit dans l’album Objectif lune (1). L’ingénieux savant, au fil des aventures de Tintin s’est métamorphosé en un très grand scientifique, capable de construire les plans d’une fusée lunaire ! On relève dans ses antécédents médicaux : une surdité profonde.

Tournesol a un tempérament original, une empathie pour ses proches : il se soucie assez souvent de Milou et s’inquiète pour le Capitaine Haddock dont il ne comprend pas (ou plutôt n’entend pas) tous les mouvements d’humeur, et il éprouve un sentimentalisme exacerbé pour Bianca Castafiore.

Tournesol est à cran. Il est dans la période stressante de construction de la fusée. Pour rappel, le savant a dû prendre la décision douloureuse de détruire à distance  le prototype X-FLR 6 dont des bandits tentaient de s’emparer après un vol réussi jusqu’à la lune. Alors que le capitaine lors d’un essai de scaphandre se cogne la tête (« vous n’avez pas remarqué que la porte était basse »), celui-ci s’énerve et menace de rentrer à Moulinsart (« continuez à faire le zouave ici aussi longtemps que vous voudrez »).

Tryphon utilisant un cornet acoustique est courroucé d’entendre distinctement qu’il « fait le zouave » et se met très en colère. Le capitaine tente de faire amende honorable (« c’était sans intention méchante » « vous comprenez, je m’étais fait mal »). Rien n’y fait ! Tournesol décide de montrer à Tintin et Haddock, l’avancée de la fusée et de découvrir l ‘aménagement des étages. Et alors qu’il dit : « attention, capitaine, il y a une marche », Tournesol tombe à travers une trappe sur le coccyx et il voit 36 chandelles ! Il vient d’être victime d’un traumatisme crânien léger et il est commotionné.

Les symptômes sont en ces cas bénins et réversibles en quelques heures et exceptionnellement en quelques jours : maux de tête, nausées, vertiges etc. Parfois, on observe une amnésie transitoire et un ictus amnésique qui se déclenche aussi spontanément ou dans d’autres situations favorisantes : grand froid et altitude, effort physique inhabituel ou stress, pour n’en donner que quelques exemples.

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Il s’agit d’une « panne transitoire » de la consolidation en mémoire. Les sujets souvent vers 50-60 ans, volontiers hypertendus ou migraineux ou anxieux, ont un oubli à mesure de survenue brutale. Ils n’enregistrent plus rien en mémoire antérograde et sont incapables de tout nouvel apprentissage. Ils ont souvent un débord rétrograde plus ou moins marqué et ne se souviennent pas de la veille ou d’un temps plus long précédent l‘épisode. La perplexité anxieuse est très marquée. Les questions itératives sont nombreuses : où suis-je ? Que se passe-t-il ? Quelle heure est-il ?

L’épisode dure au moins 4 heures et pas plus de 24 heures, en règle générale. Les personnes ayant présenté ce type d’amnésie gardent définitivement une lacune dans leur biographie. Pendant l’épisode, ils n’ont aucun déficit de leurs savoirs et de leur savoir-faire : ils marchent, parlent, conduisent, continuent à bricoler etc., connaissent leur nom et leur adresse et reconnaissent leurs proches (2). Ils n’ont aucun trouble de la vigilance.

Dans le cas de Tournesol, le neurologue réfute l’ictus traumatique classique. L’amnésie s’est installée après un traumatisme et une légère fluctuation de la conscience alors que le savant est « stressé » et plus globalement dans une période stressante. L’amnésie est essentiellement rétrograde : Tournesol a tout oublié du projet lunaire. Il est difficile de dire s’il identifie ses amis. Il ne pose pas de questions itératives et est plutôt dans un état de sidération profonde. 

Haddock tente de réveiller les souvenirs passés en rejouant certaines actions, dans une forme de psychothérapie de réminiscence improvisée. Rien n’y fait. On semble bien être dans une amnésie psychogène, la commotion et la légère perte de connaissance ayant modifié la conscience et entrainé un état dissociatif, chez un homme épuisé psychiquement (la grosse colère est un indice).

L’amnésie persiste plusieurs jours et récupère brutalement alors que Haddock prononce de nouveau le mot « zouave » qui en quelque sorte est le sésame qui sort Tryphon de l’amnésie, sans séquelle aucune (« au secours, au secours : il est guéri »).

Dans la littérature neurologique, des récupérations spectaculaire ou des levées brutales d’amnésie psychogène sont décrites. Ainsi un patient amnésique depuis 6 semaines, joua au tennis avec un ami et alors qu’il commentait un échange, celui-ci réalisa qu’il parlait d’un match passé… et s’aperçut qu’en se retrouvant dans la situation de jouer au tennis, il reconstruisait ses souvenirs et qu’il récupérait la mémoire (3) !

L’idée du « même mot » qui bloque et débloque la mémoire est une belle idée imaginative. Les mécanismes biologiques et neuronaux de la perte (et du retour) d’accès à la mémoire restent inconnus.

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La page blanche

Dans La page blanche (4), la situation de Eloïse Pinson est un autre prototype d’amnésie psychogène. La similitude des deux situations est l’amnésie du passé. Eloïse a oublié tout son passé jusqu’à son identité : son nom, ses savoirs personnels : son adresse, le numéro du digicode, quel caractère elle a et quelle vie elle mène (est-elle mariée ?). Par contre, elle exécute les savoirs procéduraux automatiquement. Ainsi, elle remarque qu’elle sait prendre un métro pour aller à l’adresse indiquée sur la carte d’identité. Notons qu’elle sait ce qu’est une carte d’identité et qu’elle sait la chercher dans le sac qui est à ses côtés, sur le banc public où le lecteur la découvre en plein désarroi. Les auteurs interrogent dans cette BD culte ce qui compose notre mémoire biographique : notre histoire et notre personnalité, notre caractère, nos préférences et nos objectifs de vie, qu’Eloïse va tenter de retrouver.

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Pour le/la neurologue, Eloïse est le prototype d’une situation médicale souvent en lien avec un évènement stressant (du reste le personnage se demande ce qui a pu déclencher son état : ici aucun indice) qui conduit le cerveau à induire une dissociation et un clivage et à mettre la personne à distance de ses souvenirs biographiques. Il n’y a pas de lésion du cerveau et la récupération est donc possible ad integrum au rythme du sujet et de façon variable selon les circonstances. L’accompagnement psychothérapique est la règle. Eloïse n’est pas dans l’attitude hébétée et dissociée de Tournesol mais en pleine possession de ses capacités de réflexion et prête à reconstruire son histoire morceau par morceau.

Notes

Objectif lune. Hergé. Bruxelles : Casterman, 1953.
L’ictus amnésique idiopathique. Véran O. et al. PNPV, 2008, 10.1684/pnv.2008.0145.
L’amnésie dissociative. Thomas-Antérion C. Revue de neuropsychologie 2017, 4 : 213-7.
La page blanche. Boulet et Bagieu P. Paris : Delcourt, 2012.