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J’ai plus de souvenirs que si j’avais deux siècles…

200 ans après la naissance de Charles Baudelaire, l'experte Catherine Thomas-Anterion revient sur la vision de l'artiste sur la mémoire.

Publié le 19.04.2021
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Catherine

Catherine
THOMAS-ANTERION

Neurologue et membre du Conseil scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires

A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire, le 9 avril 2021, nous redécouvrons la place de la mémoire dans ses écrits. L’homme connu surtout par sa poésie était d’abord, un critique d’art. La question de la mémoire et de l’imagination a une place centrale dans ses écrits. La mémoire glorifiée depuis Platon est une faculté dont certains philosophes au XIXème siècle, contemporains du poète,  critiquent l’excès, en prônant l’oubli, seul susceptible de poursuivre la quête sensible. Baudelaire écrit dans ce contexte, quatre poèmes intitulés Spleen. L’un d’entre eux (LXXVIII) débute par le vers (1):

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle.

Le poète s’ennuie et la convocation des souvenirs est assimilée aux idées noires et à la paralysie psychique : de longs corbillards, sans tambours ni musique, Défilent lentement dans mon âme. Dans Spleen (LXXVI), le poète explore de quoi est faite sa mémoire et de quoi sont faits ses souvenirs :

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans.

Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.

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Cela se passe de commentaire littéraire hormis que le premier vers mis en quelque sorte en exergue souligne davantage encore que les mots, la chape de plomb qu’est la mémoire. Le poète mélancolique convoque les évènements malheureux de sa vie. Nous soulignons toutefois dans cette œuvre d’imagination, deux « erreurs neurocognitives » qui ne gènent en rien sa lecture...

La représentation de la mémoire comme une bibliothèque (un gros meuble à tiroirs) perdure depuis les palais de St Augustin (354-430) qui eux abritaient des trésors. En fait, pas de stockage dans le cerveau : le travail de notre mémoire est une reconstruction à partir d’indices (temporel, spatial et émotionnel) et d’images. « Le cerveau consolide les souvenirs probablement en de multiples étapes : chaque fois qu’un événement vécu du passé est évoqué, il est de nouveau enregistré en intégrant le contexte de l’évocation, ajoutant alors une « nouvelle couche » au souvenir.

Ainsi, la trace de mémoire se modifie au fil du temps. Les faux souvenirs sont donc le prix à payer pour garder la flexibilité et le pouvoir associatif de notre mémoire » écrit Armin Schnider (2). Deuxièmement, les évènements tristes sont convoqués à la conscience particulièrement si l’humeur de la personne est triste car spontanément, et cela se vérifie d’autant plus que l’on avance en âge (le poète écrit Les fleurs du mal à 36 ans), nous évoquons davantage de souvenirs positifs que négatifs.

Le poète devenu cimetière, boudoir, objet n’est plus capable de vivre, étouffé par le poids de ses souvenirs ou plutôt sous leur masse. Ceci rappelle une des fonctions de l’oubli. A la différence de l’ordinateur qui comporte des data en quantité illimitée – il suffit d’augmenter « la mémoire » de la machine - le cerveau humain élabore une trace pour récupérer une information. L’excès de souvenir, si « cela était vraiment le cas » ou les situations de stress (flash) ou les ruminations mentales sont des freins à vivre et à percevoir/ressentir de nouveau pour construire de nouveaux souvenirs, renforcer les souvenirs passés et effacer certains d’entre eux. La mémoire est dynamique et associative.  Le vide mental, en cela le poète a raison, est plus propice à mémoriser que le trop plein…

En relisant les critiques d’art, on comprend  l’importance qu’à pour Baudelaire la dualité entre imagination et mémoire (meuble à tiroirs) et la force de l’imagination, par les images et les associations qu’elle permet sans limite. Il existe des pages enflammées pour décrire l’imagination de Delacroix, les œuvres convenues car « trop » proches de la réalité de Vernet (traité en plus « militaire qui fait de la peinture »). Même le réalisme de Courbet qui fut son ami et exécuta son merveilleux portait, était critiqué, la transfiguration par l’imagination étant l’idéal de Baudelaire. 

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Les objets que nous avons vus, les scènes que nous avons vécues, les visages que nous connaissons forment des images mentales (un éléphant est un gros animal gris avec trompe et défenses) qui participent à la reconstruction d’un souvenir ou  sont revus dans nos têtes par imagination. L'imagerie mentale fait partie du fonctionnement courant de la mémoire. Les psychologues et les poètes… ont tenté, depuis de nombreuses années, de décrire les propriétés des images mentales. On peut maintenant apporter quelques données à la réflexion grâce à la neuro-imagerie, qui rend possible la réalisation d'images d'un cerveau en train d'imaginer ! Les zones cérébrales activées par l'imagerie mentale sont à peu près les mêmes que celles impliquées dans la perception visuelle (3) ! Voir un trajet sur lequel on va courir ou courir dans sa tête sollicite le même réseau : on peut du reste calculer mentalement et avec exactitude le temps de course… 

En quelque sorte, se souvenir d’une balade en amoureux, dans Paris au printemps,  ou imaginer un périple dans le Paris médiéval, sur l’île de la cité, pour aller visiter l’échoppe d’un drapier ou d’un tamponnier n’est guère différent dans nos circuits internes, mais n’a pas le même effet, sur notre humeur, les jours d’ennuis ! Dans certains cas, on peut hésiter à identifier un vrai souvenir ou un récit imaginatif surtout s’ils se nourrissent l’un, l’autre  : le travail du lobe frontal notamment dans la région du cortex orbito-frontal permet de valider plausibilité et véracité, si besoin est ! Lorsque cette région est endommagée ou lorsque la mémoire est altérée (indices flous), ceci peut donner lieu à des confabulations plus ou moins réalistes (télescopage avec des éléments souvenirs, transposition temporels etc.) ou fantastiques.

Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote : souviens-toi.

Notes

Les fleurs du mal. Charles Baudelaire. Editeur Auguste Poulet-Malassis,1857, 1861.
The Confabulating Mind : how the brain creates reality. A. Schnider. Editions Oxford University Press, 2008.
Ways of Seeing. The Scope and Limits of Visual Cognition. P. Jacob et M. Jeannerod. Editions Oxford University Press, 2003.