Roman, fiction et mémoire biographique : de Gustave Flaubert à Mélissa da Costa !

Il va bientôt falloir penser à nos listes de livres de vacances ! Polars, BD, biographies ou romans ? Catherine Thomas-Anterion vous aide dans ce choix épineux.

Publié le 01.07.2021
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Catherine Thomas Anterion

Catherine
Thomas-Anterion

Neurologue et membre du Conseil scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires

Gustave Flaubert (1821-1880) dont on célèbre cette année le bicentenaire de la naissance a témoigné dans son abondante correspondance combien l’écriture de Madame Bovary (1) lui avait été pesante ("Ce livre, tout en calcul et en ruses de style, n’est pas de mon sang, je ne le porte point dans mes entrailles"). Nul fait biographique n’y est recyclé. L’œuvre est une pure œuvre d’imagination et pourtant, la peinture sociale et les personnages respirent le vrai. Par contre, concernant la documentation du récit, l’auteur témoigne de l’abondance de son travail de recherche : lectures d’histoires pour enfants pour être "dans la tête d’une jeune fille", visite d’un comice agricole dont il revient "mort de fatigue et d’ennui", traité sur les pieds bots etc.   

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Une fiction est une création de l’imaginaire. Le roman est une fiction en prose, assez longue (on la définit parfois comme comprenant au moins 50000 mots pour la différencier des textes courts). L’auteur invente des personnages (Emma, Charles, Léon, Rodolphe etc.) et brosse leur psychologie et le contexte dans lequel ils évoluent au point de les rendre réels et de nous faire vivre leurs aventures que l’on détesterait ou adorerait vivre ou pour lesquelles on a une relative indifférence mais que l’on aime lire ! Nous nous projetons mentalement dans leurs souvenirs passés, présents, futurs. Combien de fois, ne nous demandons-nous pas ce qu’ils sont devenus ?

Lorsque les personnages sont des vraies personnes transformées en personnages de roman, le roman est une exofiction. Les derniers jours de Stefan Zweig, de Laurent Seksik (2) en est un bon exemple dont soit dit en passant, le récit fictif fit exploser les ventes des histoires toutes aussi fictives de son auteur ! L’autofiction est un roman personnel où l’auteur est aussi le narrateur et le personnage principal. Dans L’amant, Marguerite Duras puise dans son histoire personnelle et familiale (Elle lui dit qu’elle est la fille de l’institutrice de l’école de filles de S…) (3). Le personnage a le caractère et les caractéristiques sémantiques de l’auteur : ressemblance physique, mode de vie et il revit les même évènements biographiques (Elle le regarde. Elle lui demande qui il est). Ainsi Marguerite Duras situe la rencontre tôt le matin (le temps), sur le bac (le lieu) et les émotions sont palpables (C’est visible, il est intimidé).

Le lecteur ? Il lit les histoires des autres et parfois revêt leurs vêtements, rient avec eux, se surprend à penser qu’ils pourraient se trouver là maintenant, derrière la porte d’entrée. Il découvre sous la plume de l’auteur, ses propres pensées ou émois mis en mots. Tout le bleu du ciel de Mélissa da Costa (née en 1990) est un récit publié en 2019 (4) et n’ayant pas peur des mots : un feel good ! Les indices contemporains nous émergent immédiatement ici et maintenant : une femme mariée rencontrée sur un site, camping car, thé vert etc. Les lecteurs - ils sont nombreux - ont retenu (ou pas) leurs larmes en découvrant une histoire d’amour et de vie façon road movie entre un jeune homme de 26 ans, condamné par un Alzheimer précoce, et une folle, s’attachant à l’histoire (amour et beauté) et aux personnages (sans gloire ni gloriole). Ici l’exofiction correspond à la convocation de la maladie d’Alzheimer dans le récit. L’émergence des peurs contemporaines dans les récits de fiction est un élément passionnant de la littérature populaire : guerres, sida, attentats, pollution, épidémie, confinement etc.

Le bémol pour la lectrice comme moi qui dans sa vraie vie, annonce de tels diagnostics ou apparentés à des sujets jeunes ou relativement jeunes est l’absence total de réalisme du récit quant aux symptômes supposés de la maladie, à la différence du Stefan Zweig « plus vrai que nature » de l’exofiction classique. Peu importe du reste, puisque la fiction fonctionne et satisfait les lecteurs dans l’immédiateté : mon père avait recopié une citation sur le mur du salon. Elle disait :

Le moment présent a un avantage sur tous les autres : il nous appartient.

C’est l’exact contraire d’un roman de Garcia Marquez, Cent ans de solitude (5), où la maladie qui fait perdre la mémoire, n’a pas de nom. Le récit est alors une épopée extrêmement inventive qui fonctionne justement par sa prise de distance avec la réalité et une écriture magnifique, très éloignée d’une écriture décontractée, proche du langage parlé.

L’évocation de souvenirs d’événements personnellement vécus est une compétence mnésique complexe. Pour Conway (2005) (6), de multiples informations sont quotidiennement encodées en mémoire épisodique, mais seules celles dont la pertinence personnelle permet un maintien à long terme sont intégrées en mémoire autobiographique. La mémoire biographique comporte des évènements récupérés avec un contexte plus ou moins précis : le lieu, le temps, l’état émotionnel du moment et des évènements plus génériques ayant perdu leur contexte précis de survenue. La lecture d’une histoire nous projette au cœur d’une mémoire épisodique se déroulant sous nos yeux parés de tous ses détails. Elle comporte aussi des faits personnels : le noms des proches ou d’endroits.

Leur choix est fondamental dans un récit. Les personnages trentenaires de Mélissa da Costa se prénomment Jeanne, Amande, Julie, Benjamin, les adolescents : Mika ou Issam et les amants d’Emma : Léon et Rodolphe ! Dans son livre suivant, Les lendemains (7) qui explorent le deuil et la résilience, l’auteure fait la confidence d’avoir introduit un souvenir personnel : ma petite mémé : ton jardin, tes légumes, tes fleurs, tes agendas et calendriers annotés. Tu m’as inspiré le personnage de Lucie Hughes, Lucie du prénom de ta maman, mon arrière grand-mère. Et non, ce n’est pas un hasard…  sans toutefois écrire une autofiction. Il en va ainsi de l’inspiration.

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Nous reconstruisons nos souvenirs avec ce qui reste des traces de ceux-ci et des indices consolidés, bien identifiés ou au contraire délités ou mixés à des traces proches, au fil du temps. Nous réinventons souvent, comme les auteurs d’auto-fictions, notre récit.

Pour Tulving, nous effectuons un voyage mental, un road-trip qui nous projette dans le futur. Les écrivains doivent pour nous captiver, écrire des histoires inscrites dans la mémoire collective (parfois la mémoire historique) et donnant à lire la mémoire autobiographique : épisodique et sémantique de façon très détaillée, comme ne sont jamais nos souvenirs. Pour cela, certains font des fiches, des brouillons, des dessins préparatoires etc. Mais comme la vraie vie qui s’invente à mesure, parfois personnages et récit évoluent et vrais souvenirs s’invitent.

Le lecteur quant à lui se souvient d’un après-midi de lecture doux de printemps (mémoire épisodique) et de combien était attachante Madame Hughes qui avait inscrit sur des calendriers, des notes personnelles : pain d’épice à l’ancienne, recette de maman (mémoire sémantique) (7).  Evidemment le comble du roman revient au Prix Goncourt 2020, vendu à 1 million d’exemplaires : L’anomalie d’Hervé le Tellier (8) où le temps, l’unité de lieu et même le personnage unique n’existent plus et dans lequel les biographies se confondent ! Effectivement c’est une franche anomalie romanesque !

La Bibliothèque municipale de Rouen conserve tous les scénarios, brouillons et manuscrits de Madame Bovary rédigés de septembre 1851 à mars 1857, ce qui représente une base de connaissances considérable sur l’invention du récit soit 15 000 fichiers et pour ceux que cela intéresse un accès libre est possible sur la toile ! C’est magnifique à voir : gribouillis, remords, raturage, note de page etc.

On voit ainsi que les romanciers façonnent la biographie : les épisodes dans les moindres détails, le caractère et les préférences, la sémantique personnelle de leurs héros et apportent un soin particulier au milieu et à l’époque où ils évoluent ce qui nous permet de nous projeter dans notre lecture. Emma évolue au XIXème siècle,  en province dans un milieu bourgeois étriqué (1) et Benjamin (7) travaille à  la MJC de Lyon 8ème, ce qui a forcé la lectrice que je suis, à faire des va et vient entre la fiction moderne d’une écrivaine lyonnaise et l’image mentale du quartier. Le cabinet médical où j’exerce quand je n’écris pas sur le site est à quelques pas de là…

Notes

Gustave Flaubert. Madame Bovary. Le livre de poche, édité en 1857.
Laurent Seksik. Les derniers jours de Stefan Zweig. Flammarion, 2010.
Marguerite Duras. L’amant. Editions de Minuit, 1984. PRIX GONCOURT.
Mélissa Da Costa. Tout le bleu du ciel. Albin Michel, 2019.
Gabriel Garcia-Marquez. Cent ans de solitude. Le livre de poche, édité en 1967. PRIX NOBEL.
Martin Conway. Memory and the self. Journal of Memory and Language 2005, 53(4) : 594–628.
Mélissa Da Costa. Les lendemains. Albin Michel, 2020.
Hervé Le Tellier. L’anomalie. Gallimard, 2020. PRIX GONCOURT.