Une vie démente : Arrêt sur images et représentation de la mémoire
A l'occasion de la sortie du film "Une vie démente", Catherine Thomas-Antérion, neurologue et membre du Conseil scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires, revient sur les troubles neurologiques décrits dans le film et nous livre sa (bonne) critique du film.

Le vieux terme de «démence» a tendance ces dernières années à être évacué du langage médical comme a pu l’être dans les années 80, celui d’hystérie sous la pression des féministes américaines. Celui de Trouble Neurocognitif (TNC) majeur c’est à dire de troubles de la mémoire (et plus globalement des fonctions cognitives dans leur ensemble) modifiant l’autonomie tend à le remplacer. De mens. Avant de porter le signifiant d’aliénation mentale, le mot signifiait étymologiquement hors de l’esprit. Il définit aussi dans le langage courant le fait d’avoir « des conduites exubérantes ». Ann Sirot et Raphaël Balboni, réalisateurs belges talentueux l’ont choisi comme fil conducteur de leur film dans ce dernier sens. Le cinéma belge nous a souvent gâté de fresques sociales allégées par de l’humour ou du surréalisme. On ne l’attendait pas dans un sujet qui s’il s’y prête, est tout de même dans les représentations plutôt du côté de la peur et du drame, que de la fantaisie.
Dans les enquêtes, la maladie d’Alzheimer, prototype des « maladies démentielles » est une peur sociale du XXIe siècle, citée en deuxième, parmi les maladies les plus redoutées par la population française. La maladie d’Alzheimer a pris depuis le développement des antiviraux, le relais du Sida. «C’est elle, désormais qui est entourée d’une aura négative et qui incarne l’idée générique de la défaite. C’est elle, désormais, qui est le grand ennemi de la vie et de l’espoir et qui cristallise les peurs et les angoisses les plus générales des individus et des sociétés» [1]. Film sombre et lumineux à la fois, jamais pesant. L’hyper réalisme permet d’être concret et en quelque sorte de sortir des fantasmes. La lumière du film est superbe et la mise en image des traces mnésiques se fragilisant - inutile d’en dire trop pour laisser au spectateur le bonheur de voir comment cela est rendu à l’écran- est éminemment poétique. Quant aux acteurs, ils servent avec talent les palettes de sentiments que requièrent leurs rôles.

La maladie est filmée comme rarement autant à travers la réalité de Suzanne que celle de ses proches. Les proches familiaux sont trentenaires. Il y a le fils (Alex) terrassé mais très vite dans l’action, sa compagne (Noémie) qui parvient plus vite à rentrer dans la bulle psychique de Suzanne, la mère sexagénaire dont la maladie survient insidieusement, et le proche professionnel dont le rythme et le soin se mettent au tempo de la malade. Les premiers symptômes ne sont pas repérés mais déjà repérables par le spectateur attentif. «Les conduites extravagantes» peuvent se confondre un temps, avec les facéties d’un esprit original. La maladie est une maladie rare, «la démence sémantique» qui touche volontiers les personnes vers 60 ans [2]. Elle entraîne des troubles d’identification des objets (Suzanne est étonnée par une passoire), des visages, des lieux et elle épargne en partie la mémoire épisodique et effectivement Suzanne paraît se repérer dans sa journée même si elle oublie des choses. Elle n’a pas de difficultés praxiques, et c’est pour cela qu’elle conduit ! La conduite est tout de même perturbée par les troubles comportementaux propres à la maladie tels que l’impulsivité, l’impatience ou la distractibilité et l’anosognosie (l’absence de conscience) de la situation.
Du reste, la touche hyperréaliste du film est véritablement l’exposé par leur retentissement sur le quotidien des difficultés cognitives qui génèrent des situations parfois absurdes en parallèle des modifications du comportement, qui confinent au burlesque, au tragi-comique ou au pathétique. De mens. L’épreuve rend les personnages créatifs : on apprécie le signe qui nous a été donné très tôt avec Suzanne dans sa galerie d’art. Le film élimine le pathos, la désespérance, les poncifs, les messages négatifs, le gnangnan et bouscule les représentations.
La désintégration de l’esprit filmée sans complaisance montre non pas un naufrage mais une identité qui se transforme et perdure. La peur des proches notamment du fils se transforme assez vite en tristesse puis en recherche de solutions. La vie démente ne l’est pour en finir pas tant que cela puisque l’esprit tient le coup voire se révèle et que le couple donne à son tour la vie.
Notes
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