Il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre - Molière et la mémoire collective
A l'occasion du 400e anniversaire de la naissance de Molière, Catherine Thomas-Antérion lui rend hommage et nous montre, exemples à l'appui, comment Molière est ancré dans notre mémoire collective


Catherine
Thomas-Antérion
Il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. La formule est célèbre. Elle figure dans une pièce de Molière que beaucoup d’entre nous n’ont pourtant pas lue ou vue représenter : L’amour médecin. Voilà une occasion de rendre à notre façon hommage à Molière dont on fête le 17 janvier 2022, les 400 ans de la naissance. Vous trouverez sans peine à cette occasion des documentaires, livres, représentations au théâtre, de théâtre filmées pour le cinéma ou des adaptations cinématographiques pour rendre hommage à cet auteur prolifique. On peut rappeler les quatre heures de l’exceptionnel documentaire consacré à Molière par Ariane Mouchkine (1978). L’œuvre de Molière continue à être enseignée (depuis 2020, Le Bourgeois gentilhomme en tant que comédie ballet : le texte et la musique de Charpentier est étudié par les élèves de première générale et technique).
Le théâtre de Molière reste universel de part les caractères des personnages : Harpagon l’avare, Don Juan #metoo, Célimène l’allumeuse, etc. Monsieur MACROTON, Lucinde ou Sganarelle de L’amour médecin ne nous évoquent pas grand chose et beaucoup des noms des personnages de l’œuvre ont passé de mode ou n’étaient là que pour servir la fonction du personnage comme ceux des laquais Brindavoine ou Galopin. Bien que les précepteurs et les laquais ne soient plus présents dans les familles bourgeoises et aristocratiques, ils restent d’actualité ! On n’enterre plus de caissettes d’or dans son jardin mais pas besoin de longs discours pour faire comprendre ce que sont cupidité et avarice. Cette analyse fine de la psychologie humaine et du fonctionnement des interactions humaines et sociales est bien sûr l’explication de la lecture encore possible de l’œuvre datant du XVIIème siècle.

Et puis il y a les « phrases choc » qui font partie de notre mémoire collective : Il n'y a point de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre. Ou encore la révélation de Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, découvrant qu’il fait malgré lui, à l’insu de son plein gré, de la prose : Par ma foi ! Il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j'en susse rien. Voici quelques exemples auxquels accordez-vous quelques minutes pour répondre je connais, je ne connais pas :
Tout le plaisir de l’amour est dans le changement
Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage
Que diable allait-il faire dans cette galère ?
Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger
Il vaut mieux encore être marié qu’être mort
Couvrez ce sein que je ne saurais voir
Un petit peu plus difficile : la mémoire de la source. Si vous connaissiez certaines de ces « formules », saviez-vous qu’elles étaient extraites d’une pièce de Molière (et parfois plus anciennes et « pas de lui ») et si oui pouvez-vous dire de quelle pièce ? Les réponses sont à la fin de cet article...
Mais que sont donc ces citations ? Leur forme courte évoque une maxime mais ne comporte pas forcément une formule morale de portée générale. Elles sont plus proches de dictons ou de proverbe et une vérité de bon sens. « Ce sens profond est commun à tous (mémoire collective), quelle que soit la culture d’origine ou d’adoption du locuteur. » [1] « La mémoire collective ou sémantique est ancrée internationalement, c’est-à-dire qu’elle permet à tout locuteur de convoquer les mêmes savoirs encyclopédiques, ou à tout le moins d’activer les mêmes concepts. » La linguistique étudie –le saviez-vous- dans une discipline particulière : la parémiologie, ces énoncés stables, courts, autonomes et didactiques et leur utilisation. Les parémies sont ainsi des piliers de la mémoire collective d’où leur conservation à travers les générations et la nécessité de continuer à les transmettre. On comprend alors que ces citations sont un savoir (une mémoire) culturel mais au-delà sont d’abord une mémoire collective. Ceci se traduit par le ré-emploi des parémies : « il faut manger pour vivre, et non vivre pour manger » est ainsi emprunté à Socrate.
Il faut rappeler que la mémoire sémantique est une mémoire intacte avec l’âge. Ceci est observé avec des tests de vocabulaire ou de définition de proverbes etc. Les personnes âgées peuvent avoir une difficulté (relative) d’accès à certaines connaissances et par exemple elles donnent moins d’exemplaires de noms d’animaux dans un temps limité que des sujets jeunes (épreuve de fluence catégorielle) mais les savoirs sont stables et certains auteurs ont même décrit une augmentation avec l’âge des performances dans des épreuves de vocabulaire et de complètement de phrases.
La mémoire sémantique peut être personnelle et interagir avec la mémoire épisodique (un souvenir contextualisé daté et situé dans le temps). Pour illustrer cela, nous convoquons des fragments du Je me souviens de Georges Perec : Je me souviens que j'étais abonné à un Club du Livre et que le premier livre que j'ai acheté chez eux était Bourlinguer de Blaise Cendrars. [2]. La mémoire sémantique ne conserve pas la trace de l’instant de l’apprentissage de la connaissance et parfois le locuteur n’en connaît pas la source. Je me souviens que Maurice Chevalier avait une propriété à Marnes la Coquette. Je me souviens de la « Pile Wonder ne s'use que si l'on s'en sert ». Je me souviens que Caravan, de Duke Ellington était une rareté discographique et que, pendant des années, j'en connus l'existence sans l'avoir jamais entendu. [2]
Notre première conclusion est savante sous la plume de Carl Jung. Les instincts et les archétypes constituent l’ensemble de l’inconscient collectif. Je l’appelle « collectif » parce que, au contraire de l’inconscient personnel, il n’est pas fait de contenus individuels plus ou moins uniques ne se reproduisant pas, mais de contenus qui sont universels et qui apparaissent régulièrement […] sont des connexions mythologiques, des motifs et des images qui se renouvellent partout et sans cesse, sans qu’il y ait tradition ni migration historique. Ainsi, les influences de l’inconscient collectif, lorsqu’elles impriment le conscient, sont à la source des courants de croyance, des expériences religieuses, des visions extatiques mais aussi des arts, de la littérature et des rituels. [3] Quant à la seconde conclusion, nous laissons la parole à Molière : Tous les hommes sont semblables par les paroles et ce n’est que les actions qui les découvrent différents (L’avare).
Notes
Réponses : Tout le plaisir de l’amour est dans le changement : Don Juan. Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage : Les femmes savantes. Que diable allait-il faire dans cette galère ? : Les Fourberies de Scapin. Il faut manger pour vivre et non pas vivre pour manger : L’avare. Il vaut mieux encore être marié qu’être mort : Les Fourberies de Scapin. Couvrez ce sein que je ne saurais voir : Tartuffe.
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