Points de vue d'experts

Mémoire, sommeil et apprentissage : 3 questions à Robert Jaffard

Nous passerions environ un tiers de notre vie à dormir. Si certains estiment que c’est une perte de temps, une bonne nuit de sommeil est au contraire vitale pour bien des aspects de notre vie, mais particulièrement pour notre mémoire et notre capacité de mémorisation et d’apprentissage. Robert Jaffard, neurobiologiste spécialisé dans l’étude de la mémoire et membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires, nous éclaire sur le lien étroit et fondamental entre la mémoire, le sommeil et l'apprentissage.

Publié le 16.03.2022
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Robert Jaffard

Robert
Jaffard

MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE L’OBSERVATOIRE B2V DES MÉMOIRES
Quel est l’impact du sommeil sur la mémorisation et l’apprentissage ?
L'impact est double. D'une part, le sommeil restaure des capacités optimales à apprendre (encoder) en “réinitialisant” la plasticité des circuits cérébraux de stockage dégradée par la veille. D'autre part, il stabilise (consolidation passive) la mémoire des acquis récents (de quelques heures) encore labile pour en faire une mémoire à long-terme ; en outre et surtout, il rend cette mémoire plus efficiente en modifiant et en réorganisant son contenu (consolidation active). Le sommeil impacte toutes les formes de mémoire, en particulier la mémoire déclarative épisodique (souvenirs) et sémantique (connaissances) qui dépendent du fonctionnement de l’hippocampe et la mémoire procédurale (savoirs faire moteurs ou perceptifs) qui est indépendante de cette structure. Chaque stade du sommeil joue un rôle particulier. Schématiquement, le sommeil qui suit l’endormissement, d’abord léger puis devenant progressivement un sommeil profond à ondes lentes (grande amplitude et fréquence < 1 Hz), est critique pour le devenir de la mémoire déclarative, alors que le sommeil paradoxal, proche de l’éveil (ondes de faible amplitude et de fréquence rapide), riche en rêves et plus fréquent en fin de nuit, impacte davantage la mémoire procédurale. Enfin, l'impact du sommeil est plus important sur la mémoire déclarative que procédurale et, toutes conditions égales par ailleurs, augmente avec la complexité du matériel mémorisé.
Quelles sont les conséquences d’un manque de sommeil ou d’un sommeil de mauvaise qualité ?
Quelles qu'en soient les causes (bruit, stress, apnées du sommeil, vieillissement, "style de vie"…) un sommeil de durée et/ou de qualité insuffisantes (insomnie, sommeil fractionné…) entraîne des déficits de mémoire déclarative qui affectent à la fois l'encodage, la consolidation et la restitution. Par exemple, la suppression totale d'une nuit de sommeil chez l'adulte perturbe l'encodage en mémoire épisodique en réduisant l'activité de l'hippocampe (effets analogues à ceux du vieillissement) et l'élimination expérimentale des seules ondes lentes du sommeil profond a des conséquences similaires. A l'inverse, les capacités d'encodage naturellement détériorées en fin de journée sont entièrement restaurées par une sieste en début d'après-midi. La privation de sommeil consécutive à un apprentissage a également des effets délétères sur sa consolidation.

A l'inverse, différentes interventions qui ont en commun d'amplifier les ondes lentes et/ou de provoquer une hyper-activation de l'hippocampe au cours du sommeil profond facilitent cette consolidation. Par ailleurs, des études épidémiologiques conduites chez des adolescents montrent une relation entre le manque (ou la dette cumulée) de sommeil – en deçà des 9 h par nuit recommandées – et la détérioration des performances académiques et des fonctions cognitives. Les recherches menées sur des patients âgés et/ou Alzheimer révèlent quant à elles un lien très étroit entre l'insuffisance qualitative et quantitative de leur sommeil et le déclin de leur mémoire.

Cependant, si chez les enfants et les adolescents de nombreuses interventions sont possibles pour accroître une durée de sommeil qui ne cesse de se détériorer, le problème est différent chez les personnes âgées où troubles du sommeil et neuro-dégénérescence avec perte de plasticité cérébrale se renforcent mutuellement, créant un "cercle vicieux" difficile à rompre.
La nuit porte-t-elle vraiment conseil ?
Une étude récente par questionnaire nous apprend que 80 % des adultes ont recours au sommeil pour résoudre un problème et que 40% d'entre eux obtiennent régulièrement satisfaction. On sait de plus que dans le domaine de l’art comme dans celui des sciences de nombreuses créations ou découvertes ont vu le jour à la suite de rêves plus ou moins symboliques. Par exemple, le chimiste August Kékulé expliquait que sa découverte de la structure (cyclique) du benzène lui avait été inspirée, dans un "demi-sommeil", par le rêve d'un "serpent se mordant la queue".

Depuis 2004, de nombreuses expériences ont démontré que, comparé à l'éveil, le sommeil augmente fortement la probabilité d'accéder - au réveil - à la solution (insight) de différents problèmes (mathématiques, jeux vidéo, anagrammes et autres épreuves de créativité) ce qui, dans la plupart des cas, est attribué à l'abondance de sommeil profond mesuré. Pourtant, il a été récemment rapporté qu'une seule minute de stade hypnagogique (endormissement), riche en images mentales (voir Kékulé), suffisait pour quasiment tripler la probabilité d'un insight mathématique.

On doit cependant remarquer que, dans de multiples circonstances autres que l'insight, le sommeil (notamment profond) reste essentiel pour restructurer notre mémoire (du passé) afin de la rendre plus efficiente dans le futur. Par exemple, une nuit de sommeil nous permet de "découvrir" les causes (explicites) d'un comportement appris et exprimé jusqu'alors de façon automatique (implicite), aptitude pour laquelle les enfants "surclassent" largement les adultes grâce à une plus grande abondance de leur sommeil profond. En outre, le sommeil augmente nos capacités d'inférence (de déduction), améliore notre mémoire prospective (mémoire des "choses à faire") et, plus important encore, facilite l'intégration de nos acquis récents à nos connaissances préexistantes (assimilation).