Points de vue d'experts

Les fantômes d’Orsay : narration, fiction et mémoire à travers l’œuvre de Sophie Calle

Catherine Thomas-Antérion nous parle de mémoire autobiographique au travers de l'œuvre de l'artiste narrative Sophie Calle.

Publié le 27.06.2022
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Catherine

Catherine
THOMAS-ANTERION

Neurologue, passionnée d'Art et membre du Conseil scientifique de l'Observatoire B2V des Mémoires

Sophie Calle est une artiste plasticienne, photographe, écrivaine et réalisatrice née en 1953 qui se qualifie « d’artiste narrative ». Sa vie personnelle et intime nourrit son travail. Parmi son œuvre prolifique, on peut rappeler les inconnus qu’elle suit dans la rue et qu’elle photographie afin « de se créer des nouveaux souvenirs » jusqu’à pister l’un d’entre eux jusqu’à Venise !

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prenez soin de vous

En 2007, elle réalise une œuvre en conviant 107 femmes (dont un perroquet femelle et deux marionnettes) à y participer : Prenez soin de vous. Elle y souligne bien les éléments personnels et génériques d’une histoire d’amour et la sémantique personnelle des différentes femmes s’exprimant sur le thème : écrivaines, avocate, policière, psychologue, etc.

Le point de départ est un mail de rupture que Sophie a reçu et dont la dernière phrase est un étonnant et scabreux : « prenez soin de vous ». La Poste lui a consacré pour cette œuvre, dans sa collection des artistes célèbres, un magnifique timbre. L’artiste a travaillé sur les représentations, le voyeurisme et a repoussé loin la frontière entre l’intime et l’extime : elle a pu ainsi inviter des inconnus à dormir dans son lit ou filmer la disparition de sa mère et produire des expériences artistiques partagées avec le public. Le terme artiste narrative suggère que Sophie Calle explore les méandres de la mémoire autobiographique et l’exposition Les fantômes d’Orsay installée en 2022 au Musée d’Orsay confirme notre intuition.

La mémoire autobiographique est constituée des souvenirs de l’individu accumulés au fil de l’existence. Elle participe au sentiment d’identité et de continuité (l’œuvre de Sophie Calle objective effectivement depuis 40 ans ces éléments). La mémoire autobiographique comprend des souvenirs d’évènements : une réunion de famille, une rencontre amoureuse, la réception d’un mail de rupture, un individu inconnu que l’on suit jusqu’à Venise, mais aussi de la mémoire sémantique, qui concerne un savoir général sur sa propre vie (noms des collègues de travail, plat préféré, G. à l’origine de la lettre). La mémoire autobiographique regroupe les connaissances générales sur le passé – les traits de caractère, les préférences, les noms de personnes – mais aussi des adresses, ce qui relève de la composante sémantique, ainsi que des événements spécifiques, datés et localisés, qui font partie de la composante épisodique.

Elle a repoussé loin la frontière entre l’intime et l’extime : elle a pu ainsi inviter des inconnus à dormir dans son lit, filmer la disparition de sa mère et produire des expériences artistiques partagées avec le public.

La gare d’Orsay et son hôtel construits pour l’exposition universelle de 1900 furent sauvés de la démolition par un classement au Patrimoine historique en 1973 et la décision d’y construire un musée fut prise en 1977 sous la présidence de Giscard d’Estaing. En 1978, les lieux sont déserts. Les travaux de construction du futur musée n’ont pas encore commencé.

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numéros de chambre

Sophie Calle s’introduit subrepticement dans les ruines et à la façon d’un archéologue fouille la mémoire du lieu et le lieu. Elle s’installe alors dans une chambre à l’abandon, la 501. Elle y passe des journées entières, pendant plusieurs mois (presque deux ans, sans jamais y dormir) avant son départ pour Venise, qui marquera le début de son travail d’artiste. La chambre 501 est en quelque sorte un ballon d’essai ou un point 0. Pendant ce séjour, elle prend des photos, y invite ses amis, rassemble des documents, des objets, les fiches des clients comprenant de nombreux détails : madame X a une chambre avec baignoire, monsieur Y revient fréquemment et est connu pour telle ou telle exigence etc. et les notes adressées à un employé de l’hôtel, nommé Oddo, dont elle imagine l’identité et la fonction : une sorte d’homme à tout faire (il apparait qu’il intervient dans de nombreux problèmes de plomberie).

Les fantômes d’Orsay est tout autant un travail d’archéologue, d’historien que d’artiste. Les récits sont formidables et font un va et vient d’un cheminement personnel (mémoire individuelle) à la mémoire collective d’un lieu chargé d’histoire(s). Ce travail célèbre le musée qui a remplacé les ruines du passé et la vie d’artiste de Sophie Calle qui n’a cessé depuis lors de raconter des histoires.

Le psychologue Martin Conway a bien montré que l’accès au souvenir autobiographique n’est pas une restitution fidèle de l’évènement 1. Il s’agit d’une reconstruction dynamique à partir de trois types de connaissances, organisées hiérarchiquement, du plus général au plus spécifique. Selon la précision des connaissances, la narration est plus ou moins proche de la réalité disparue.

L’auteur distingue les périodes de vie, les évènements généraux et les détails d’évènements spécifiques.

Les périodes de vie, sont caractérisées par des dates, des lieux, des buts. La période d’installation de Sophie Calle à l’hôtel se caractérise par un contenu thématique général que l’auteur a photographié, écrit et décrit dans des notes ou qu’elle collecte à partir d’objets récupérés sur place : les clés de chambre, les poignées, d’anciens registres, etc. et par une durée définie (hôtel et gare puis musée).

Les événements généraux sont mesurés en jours, en semaines ou en mois, et concernent des épisodes plus spécifiques qui peuvent être, soit répétés (les promenades de Sophie dans Paris suivant et photographiant des inconnus), soit uniques, ayant duré plus d’une journée (début et fin de la vie de Sophie à l’hôtel, en fait presque deux ans, de façon irrégulière).

Enfin, les détails d’événements spécifiques, mesurés de quelques secondes à quelques heures, correspondent au registre phénoménologique (tels qu’ils ont été perçus) des souvenirs. Dans l’exposition ce sont des images de Sophie assise dans la chambre 501 qui les illustrent.

Récemment, des chercheurs 2 ont souligné les liens et les interactions dynamiques entre mémoire individuelle (Sophie chambre 501), mémoire culturelle (hôtel qui accueillit d’immenses banquets et des hôtes de prestige de 1900 à 1939 et où le général de Gaulle annonça son retour au pouvoir etc.) et la mémoire partagée (la vie des voyageurs à l’hôtel). Peut-être est-ce pour cela que ce travail éminemment personnel nous parle autant et que l’œuvre de Sophie Calle, prenant toujours sa source dans des faits personnels, devient-elle collective et partageable ?

En savoir plus

Quelques images de l'exposition au Musée d'Orsay.

Notes

Conway MA, Singer JA, Tagini A. The self and autobiographical memory. Soc Cogn 2004;22:495-537.
Malle C, Desgranges B, Peschanski D, Eustache F. La mémoire autobiographique : entre mémoire individuelle et mémoire collective. La lettre du neurologue 2018 ;XII(3) : 50-4.