Mémoire, sommeil et Marcel Proust : quand la littérature rejoint la neurologie
A l’occasion du Colloque « Proust (en une page) » organisé pour le centenaire de Marcel Proust (1871 - 1922), une page de l’œuvre de Marcel Proust, a été l’objet des réflexions des participants de tous horizons. Catherine Thomas-Antérion, qui a assisté au Colloque, nous raconte comment cet exercice a une fois de plus révélé à quel point la mémoire est au cœur de l’œuvre de Marcel Proust mais aussi combien sa description des mécanismes neurologiques du sommeil est précise.


Catherine
Thomas-Anterion

L’Observatoire B2V des Mémoires était partenaire du Colloque scientifique « Proust (en une page) » qui s’est tenu en septembre 2022 à Toulouse (Université Toulouse Jean Jaurès) puis en octobre 2022 à Illiers-Combray, ville chère à Marcel Proust qui passa des séjours de vacances chez son oncle et sa tante Jules et Elisabeth (« tante Léonie » du narrateur) Amiot.
Les participants au colloque ont eu pour consigne de disserter, commenter, écrire en s’inspirant de la même page, celle de « Un homme qui dort » (Du Côté de chez Swann, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, t. I, p. 3-7 : Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures etc.). Cette lecture contrainte a été polyphonique et a permis de voir combien le temps et la mémoire par son voyage subjectif entre passé et présent étaient au cœur de l’œuvre proustienne et ce au-delà du texte de la madeleine, magnifique illustration de la récupération involontaire d’un souvenir.
J.M Quaranta (Maître de conférence en littérature à l'Université Aix-Marseille) montra la page à l’épreuve d’un programme d’intelligence artificielle tentant de lire à travers les ratures de l’auteur et les papiers collés sur le manuscrit ou les feuilles dactylographiées, la genèse de l’œuvre et « la mémoire du texte ». Ainsi le texte conserve un pluriel qui n’a plus lieu et comme un souvenir, se consolide en se construisant et se déconstruisant.
N. Ragonneau (Paris) et Y. Zhao (Paris) démontrèrent en quoi une traduction vieillit, à partir de l’œuvre de C.K Scott Moncrieff, traducteur écossais qui s’attaqua à celle-ci dès 1922, et comment la mémoire et les références du traducteur, fondées sur sa mémoire individuelle et sa mémoire sémantique, conduisent à de nombreuses traductions chinoises tentant, d'une part, de traduire l’intraduisible et d'autre part, de comprendre des métaphores culturelles européennes incompréhensibles d’emblée pour le lecteur chinois.
L’œuvre par contre, ne subit pas l’épreuve du temps, elle le marque. Elle s’inscrit dans la mémoire collective. Eléonora Sparvoli (Milan) s’attacha à ne décortiquer qu’un mot du texte : le mot « contrée » traduisant l’ancrage de la mémoire dans le temps mais aussi l’espace, le contexte spatio-temporel étant nécessaire à la reconstruction du souvenir daté et situé : le souvenir épisodique.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes.
Quand la narration décrit les mécanismes neurologiques
La lecture neurologique a été faite selon ce qu’Isabelle Serça appelle « une déclaration de foi dans le caractère avant-coureur de la littérature ». « Si les scientifiques n’ont pas les mots pour le dire, peut-être la littérature les a-t-elle. » [1]. En voici un extrait. « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes ». L’alternance activité-repos fait partie du monde vivant végétal et animal. La durée de sommeil varie pour les petits et les gros dormeurs. Elle est déterminée par des facteurs génétiques [2]. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil. L’horloge biologique est située dans l’hypothalamus au niveau des noyaux supra-chiasmatiques. Les noyaux reçoivent l’information lumineuse venue de la rétine et orchestrent une journée biologique de 24 heures. Endormi ou mal réveillé, il (le dormeur) ne saura plus l’heure.

Le sommeil du narrateur et surtout son éveil sont agités. Qui sait si cette figure littéraire n’a pas été inspirée du sommeil troublé de l’auteur consommant volontiers des toxiques ? Parmi les barbituriques consommés, se trouvait le célèbre véronal qui, en déprimant l’activité de l’éveil, conduit au sommeil. Le réveil qui s'ensuit est alors volontiers confus ou halluciné. « Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Quand je serais tout à fait éveillé ».
Le sommeil paradoxal représente 20 % du sommeil total. Pendant celui-ci, le rythme cérébral s’accélère et ressemble à celui d’un homme éveillé. C’est paradoxal ! Réveillé à ce moment-là, le dormeur interrompu peut évoquer le contenu d’un rêve. « Le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace ». Michel Jouvet, neurobiologiste et son découvreur en 1959, rappelait que dans des textes sanskrits, vieux de plus d'un millénaire, l'idée que le cerveau humain subit l'alternance de trois phases : l'éveil, le sommeil sans rêve et le sommeil avec rêve était déjà développée [3]. « Cette croyance commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ». La cascade des phénomènes biologiques conduisant au sommeil est complexe. Disons, pour simplifier, qu’il y a des actions endormantes et d’autres qui maintiennent l’éveil. L’endormissement menace particulièrement après un bon repas. « Il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil ». Le risque est grand de s’endormir au cours d’une conférence, dans une pièce surchauffée ou si nous sommes en dette de sommeil. « Que vers le matin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire ».
Sommeil et mémoire : des effets prouvés
L’idée que le sommeil peut susciter l’intuition géniale au réveil n’est pas récente [4]. Pendant le sommeil, se joue un temps d’activité neuronale intense qui a un rôle primordial dans les phénomènes de consolidation mnésique [5] en renforçant des informations nouvellement acquises : consolidation de la mémoire déclarative lors du sommeil lent profond ou de la mémoire procédurale lors du sommeil paradoxal. Les liens entre sommeil et mémoire sont très étroits avec un effet sur la consolidation de la mémoire récente et passée, mais aussi sur la préparation du cerveau aux nouveaux apprentissages. « En des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé ».
C’est un matin au réveil que Mendeleiev, trouva la clé du classement des éléments périodiques après un rêve et de nombreuses tentatives infructueuses ou Debussy, le thème de La Mer. Une expérience scientifique composée d’exercices utilisant des suites de chiffres avec deux règles explicites connues du participant et une règle cachée (qui n’est jamais énoncée) montre avec élégance l’effet du sommeil sur la mémorisation. Les participants réalisent trois blocs d’essai puis une pause de huit heures avant la passation de l’expérience. Un groupe passe pendant ces huit heures, la journée, éveillé. Un groupe passe une nuit, éveillé. Un groupe dort une nuit de sommeil. Dans ce dernier groupe, les participants sont trois fois plus nombreux à découvrir la règle cachée que ceux ayant passé une nuit blanche. Ceci ne peut pas s’expliquer par la simple fatigue car les performances après une nuit blanche ou une journée, éveillé, sont comparables ! C’est donc bien la nuit de sommeil qui améliore les performances. Enfin si les sujets n’ont pas été confrontés dans un essai préalablement au test, la nuit de sommeil n’apporte rien, ce qui suggère que durant le sommeil, le cerveau travaille bel et bien les données acquises avant de se coucher [6].
A voir aussi...
Références
Aller plus loin


