La mémoire à tous les temps : retour vers le futur !

La mémoire, qui semble nécessairement tournée vers le passé, se conjugue aussi au futur. Ainsi, une fois toutes les 16 minutes en moyenne, nos pensées sont tournées vers le futur. Cette mémoire du futur est essentielle sur le plan tant individuel que collectif. Elle est d’ailleurs devenue une thématique de recherche à part entière. Explications avec Francis Eustache, neuropsychologue, directeur de recherches Inserm à l'université de Caen, directeur d'études à l'École pratique des hautes études, et Président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.

Publié le 16.01.2023
Mémoire du futur
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Francis Eustache

Francis
Eustache

Neuropsychologue, Directeur de recherches Inserm à l'université de Caen, Directeur d'études à l'École pratique des hautes études, et Président du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires.
Le terme de « mémoire du futur » est assez récent… que signifie-t-il exactement ?
Ce concept peut paraître paradoxal, et pourtant, la mémoire ne se limite pas à nos souvenirs du passé. Cette notion de mémoire du futur a émergé du travail au long cours d’Endel Tulving, grand neuroscientifique et psychologue canadien, réalisé avec son patient Kent Cochrane, devenu amnésique après un accident de la voie publique. Ce patient, longtemps connu sous ses initiales K. C, n’était pas seulement incapable de revivre par la pensée des évènements passés, mais aussi de se projeter dans le futur. La mémoire du futur, c’est la faculté d’échafauder différents scénarios possibles en détail, et ainsi de les tester « virtuellement », sans risque. Cette « pensée épisodique future » contribue ainsi à notre créativité et à nos prises de décisions.

En parallèle des études sur des patients amnésiques, une deuxième histoire de la découverte de ce concept s’est écrite grâce à l’avènement de techniques d’imagerie médicale permettant d’étudier l’activité du cerveau chez le sujet sain. Les résultats ont été surprenants…
La mémoire du futur fait-elle appel à des aires particulières dans le cerveau ?
La recherche des réseaux cérébraux impliqués dans la mémoire du futur a passionné plusieurs équipes. Avec Armelle Viard dans mon laboratoire de recherche à Caen, nous avons demandé à des volontaires de rappeler un souvenir autobiographique ou d’imaginer une scène qui pourrait se produire lors de leurs prochaines vacances, pendant qu’ils passaient une IRM fonctionnelle. Les résultats ont montré que c’étaient les mêmes régions qui s’activaient dans le cerveau lorsque les sujets se remémoraient leurs souvenirs ou envisageaient l’avenir (le cortex cingulaire postérieur, le précunéus, le cortex préfrontal et l’hippocampe). Cela explique les difficultés qu’éprouvait le patient K. C. à voyager mentalement autant vers son futur que vers son passé.

Une 3ème histoire s’est invitée, avec la découverte du « réseau du mode par défaut ». Ce réseau cérébral fonctionne lorsqu’on est « plongé » dans ses pensées ou rêveries intérieures, sans tâche particulière à accomplir ou sollicitations extérieures. Il s’est avéré qu’il fait aussi appel aux régions qui sont engagées dans la mémoire du futur.

La mémoire du futur, c’est la faculté d’échafauder différents scénarios possibles en détail, et ainsi de les tester virtuellement, sans risque. Elle contribue ainsi à notre créativité et à nos prises de décisions.

Cette mémoire peut-elle être atteinte dans certaines maladies ?
En effet, l’étude du cerveau au repos chez des patients souffrant d’une maladie neurologique ou psychiatrique a montré des altérations du réseau du mode par défaut, impliqué dans la mémoire du futur. C’est le cas dans les maladies neurodégénératives, comme la maladie d’Alzheimer, où ces régions cérébrales sont les premières à être touchées. Les personnes atteintes éprouvent des difficultés à se rappeler ce qu’elles doivent faire le lendemain, et plus généralement à se représenter l’avenir. La mémoire du futur est aussi modifiée dans les maladies psychiatriques, de façon plus qualitative, en termes d’accès et de contenu. Ainsi, les personnes souffrant de dépression restent enfermées dans des idées noires, l’horizon leur parait bouché. Dans le trouble de stress post-traumatique, où le trauma envahit l’ensemble de la biographie, le passé est difficilement accessible, mais également l’avenir.
Notre mémoire du futur est-elle modifiée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication ?
Comme on le voit dans de nombreuses pathologies, la mémoire du futur est fragile. Il est difficile de démontrer en quoi les progrès technologiques récents la modifient : il faudrait avoir un groupe contrôle qui n’ait pas accès aux écrans afin de comparer et de nombreux paramètres entrent en jeu (type d’écran, contenus, temps passé, contexte d’utilisation, sans compter l’influence sur le sommeil…). Plus que les écrans, ce sont les sollicitations permanentes qui mettent en danger cette faculté de synthèse mentale et d’anticipation que représente la mémoire du futur. Les nouvelles technologies créent l’impression d’un temps accéléré qu’on ne maîtrise plus, empêchent de traiter les informations en profondeur et de les assimiler. La mémoire du futur contribue à augmenter la motivation, à limiter les comportements impulsifs, elle éclaire nos décisions et constitue le vecteur de notre libre arbitre. Plus que jamais, faisons des pauses pour laisser notre cerveau vagabonder librement !

Livres

La mémoire au futur, Francis Eustache, (avec Hélène Amieva, Catherine Thomas-Antérion, Jean-Gabriel Ganascia, Robert Jaffard, Denis Peschanski, Bernard Stiegler), Le Pommier, 2018.
Les nouveaux chemins de la mémoire, Francis Eustache et Béatrice Desgranges, Le Pommier, 2020.

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