Mémoire & Amour : les mystères du cerveau amoureux
Que se passe-t-il dans un cerveau amoureux ? Notre mémoire garde-t-elle pour toujours un souvenir amoureux ? Les lettres d’amour ont-elles plus d’impact que les SMS sur notre mémoire ? A l’occasion de la Saint-Valentin, Catherine Thomas-Antérion, neurologue et docteur en neuropsychologie et Robert Jaffard, neurobiologiste spécialisé dans l’étude de la mémoire nous en disent plus sur le phénomène amoureux.

L’amour, attraction ou addiction ?
Que se passe-t-il dans un cerveau amoureux[1] ? L'amour romantique, intense, passionné, peut être considéré comme la propriété émergente d'une forte motivation innée et subconsciente qui conduit à une attraction puissante entre deux partenaires. Pour les neurosciences sociales cognitives et affectives, ce processus engage avant tout les régions cérébrales du "système de récompense[2]" et de motivation comprenant principalement les régions riches en dopamine, l'hormone du "plaisir", issue principalement de l'aire tegmentale ventrale (ATV) du mésencéphale et projetant sur le noyau accumbens (NAcc). C'est en associant la représentation (trace mnésique[3]) du partenaire à ce système que le partenaire est "renforcé", ce qui conduit à une affiliation sélective[4]. La similitude de ces mécanismes avec ceux qui sous-tendent les addictions comportementales et aux drogues fait que certains considèrent l'amour comme une addiction.
La solidité dans le temps de ces souvenirs est liée en partie à la profondeur de leur encodage et à la robustesse des indices spatiaux, temporels et émotionnels.
Des souvenirs amoureux plus ou moins ancrés dans notre mémoire
Les souvenirs des moments amoureux et heureux sont souvent des souvenirs épisodiques : se souvenir d’une scène, d’un moment. La solidité dans le temps de ces souvenirs est liée en partie à la profondeur de leur encodage et à la robustesse des indices spatiaux, temporels et émotionnels. Elle est due aussi à la répétition de l’épisode (y compris par le récit intime ou pendant le sommeil). La majeure partie de ces souvenirs se consolident entre 10 et 30 ans, âge des premières expériences… Faire sa déclaration d’amour, dans un lieu insolite ou extraordinaire aux yeux de son amoureux ou amoureuse, le Jour J de la Saint-Valentin a de bonnes chances de rester gravé à jamais. L’émotion est également un facteur de consolidation mais elle ne suffit pas. Etre fou ou folle de bonheur, le cœur palpitant et les yeux plein d’étoiles ne se résume pas à un seul épisode.
Pas de souci si le temps passant, aucun souvenir d’un jour très heureux parmi d’autres ne peut se reconstruire à l’identique. La mémoire fait sa sélection et l’on se rappellera le parfum de l’être aimé le jour de la rencontre (même s’il a changé depuis), un habit qu’il ou elle portait jadis, un cadeau ou une intention même modeste qui a ravi... Les souvenirs seront génériques et sans reconstruire un jour précis, on se souviendra combien l’on flottait sur un nuage avec l’envie de retrouver cet état ou de le maintenir… Ces éléments participent à construire notre sémantique personnelle, notre identité, nos croyances, nos valeurs, notre caractère. L’amour on y croit. Et le temps et le grand âge enjolivant les souvenirs, tout ira bien avec ou sans souvenir vivace.
Lettre d’amour ou SMS : à chacun sa technique

Quand on est amoureux, tout fait plaisir ! PARACELSE disait à propos des médicaments, tout est affaire de dose ! C’est un peu la même chose… Recevoir 1 000 SMS en un mois ou une avalanche de smiley le jour de la Saint-Valentin, sera peut-être excitant, addictif, hypnotisant mais cela finira par monopoliser notre attention au point de négliger tout le reste et plus grave à lasser en gommant l’effet d’attente et de récompense. Il est fort peu probable que notre mémoire ne le mémorise. Cela convient probablement à ceux ou celles qui ambitionnent le livre des records ou ont une vision comptable du temps passé à penser à l’autre. Le SMS et la lettre papier ou par courriel sont sur le fond la même chose : il s’agit de déclarer sa flamme à l’être aimé.
La forme du SMS permet le message CHOC et concis, la surprise et l’instantané : envoi le 14 février à 00h01… En cela il sert l’attention dans sa fonction d’alerte et du reste presque plus pour celui qui va planifier et envoyer le message que pour le receveur sauf s’il l’attend… Attention alors à ne pas décevoir et oublier l’envoi ou se tromper d’adressage ! Côté mémoire, rare est le fond tellement original qu’il se consolidera à jamais. A vous de voir et d’être inventif ! On sait bien à l’inverse que les messages de ruptures peuvent être mémorisés à jamais, et peuvent même inspirer des œuvres comme celle de Sophie Calle et de son ouvrage Prenez soin de vous qui prend comme point de départ un mail de rupture reçu en 2007.
La lettre que l’on remet ou que l’on poste est ouverte fébrilement ou tranquillement. Elle répond peut-être davantage à l’attention soutenue de la lecture et de la relecture et offre plus de possibilités lexicales. Elle se garde et se relit. C'est l'affaire de chacun. La forme longue permet peut-être plus de poésie (personnelle ou empruntée) et des fulgurances telles que celle de Louise Labé (1524-1566) : Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie que l’on lit et relit à l’envi. Rien n’interdit non plus de chanter, de déclamer ou de slamer sous une fenêtre… La mémoire aime tout et se souviendra en priorité de ce qui touche et est unique… Aux yeux des amoureux, l’amour n’a pas forcément besoin d’être très inventif pour être heureux et tant pis si on ne se préoccupe pas de la trace mnésique que le message écrit laissera !
Le pouvoir de l’ocytocine chez les animaux et les humains
L'étude du campagnol des prairies, espèce monogame et biparentale, a en outre mis en évidence le rôle déterminant de l'ocytocine (un neuropeptide sécrété par un petit noyau de l'hypothalamus[5]) qui, en interagissant à différents niveaux avec le système de récompense, s'avère indispensable à la formation du couple et à son maintien. D’après des études sur les rapports homme-femme, c'est également le cas chez les humains[6]. Par exemple, administrée en spray nasal chez l'homme amoureux, l'ocytocine potentialise le caractère attractif du visage (photo) de la partenaire aimée, mais est sans effet pour des femmes amies familières et, bien sûr, étrangères. Parallèlement, la neuro-imagerie révèle que l'ocytocine accroit, et ce de façon proportionnelle à l'attraction pour la partenaire, l'activité du système dopaminergique de récompense (ATV, NAcc). En d'autres termes, l'ocytocine renforcerait le lien du couple amoureux en augmentant la "valeur attractive" et la motivation pour le partenaire, et donc la fidélité. Une expérience réalisée en 2012 par une équipe allemande confirme ce point de vue de façon inattendue : l'inhalation d'ocytocine entraîne une baisse d'attractivité – une prise de distance – vis-à-vis de toutes les femmes autres que la partenaire du sujet de l'expérience. Plus généralement, il est bien établi que les effets de l'ocytocine ne sont pas univoques : ils dépendent des relations préexistantes de l'individu et des circonstances de ses contacts sociaux.
La présence du partenaire, y compris sa photo, mais surtout son contact (tenir sa main) ont également pour effet de diminuer le stress ou la douleur. On a ainsi montré expérimentalement que l'importance de cette analgésie est associée à une diminution des réponses neurales à la douleur (comme celles de l'insula) et à un accroissement de l'activité d'une région frontale (le cortex préfrontal ventro-médian) qui véhicule un "signal de sécurité" ou de "réconfort" (signal probablement lié à l'affect positif généré par l'activation du système de récompense). De tels effets reposent en fait sur un processus de synchronisation de l'activité du cerveau de chacun des deux partenaires. Depuis quelques années, on sait qu'une coopération intentionnelle efficace entre deux (ou plus) individus lors de l'exécution conjointe d'une tâche[7] dépend du niveau de synchronisation, du "couplage neural" entre les activités de certaines régions (imagerie) et/ou les "oscillations" cérébrales (EEG) des cerveaux. Cette synchronisation inter-cérébrale est beaucoup plus marquée chez les couples amoureux, ce qui peut expliquer un effet analgésique ou une coordination de leurs actions plus efficaces que chez des couples étrangers ou même amis. Par exemple, tenir la main de son/sa partenaire pour réduire la douleur provoquée expérimentalement synchronise, dans les deux cerveaux, l'activité d'une région corticale (le lobule pariétal inférieur) qui appartient au "système miroir"[8] (système qui s'active lors d'actions spécifiques exécutées personnellement ou observées chez un tiers). De la même façon, l'efficacité de la coopération dans l'exécution d'une tâche (réponse d'appui sur une cible) chez des couples amoureux assis côte à côte (mais non de dyades amies ou étrangères) est proportionnelle à la synchronisation inter-cérébrale d'une autre région (fronto-pariétale) voisine de la précédente.
Notes
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