Bernard Stiegler

Philosophe. Dirige depuis avril 2006 l’Institut de Recherche et d’Innovation (IRI) créé à son initiative au sein du Centre Georges Pompidou.

Publié le 16.07.2020
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Bernard Stiegler

Interview de
Bernard
Stiegler

Membre du Conseil scientifique de l’Observatoire B2V des Mémoires

Parcours

Sous la direction de Jean-Jacques Derrida, Bernard Stiegler soutient sa thèse à l’Ecole des hautes études en sciences sociales en 1993 et obtient un doctorat de philosophie. Il axe sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles - sociales, politiques, économiques, psychologiques - portées par le développement technologies et notamment les technologies numériques abordées avant tout comme des technologies de la mémoire.

Après avoir fondé et dirigé de l'unité de recherche « Connaissances, organisations et systèmes techniques » à l’Université de technologie de Compiègne (UTC) en1993, Bernard Stiegler a été directeur général adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), puis directeur général de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) jusqu’à fin 2005.

Bernard Stiegler a créé le séminaire interdisciplinaire de sciences et technologies cognitives de Compiègne, qui se déroule chaque année la dernière semaine de janvier. Depuis sa création, ce séminaire a reçu plus de mille doctorants et chercheurs français et étrangers. C’est également dans ce contexte qu’il a lancé le projet LECAO (Lecture et Ecriture Critiques Assistées par Ordinateur) avec le soutien du ministère de la Recherche, puis a présidé le groupe de recherche sur la lecture assistée par ordinateur de la BNF.

Il a été est nommé membre du Conseil national du numérique (CNN) pour une durée de trois ans, en janvier 2013.

Travaux, courant de pensées

Après plus de trente ans passés à étudier la question de la mémoire, la philosophie de Bernard Stiegler est souvent décrite comme étant une pensée de la technique. Pourtant, c'est une manière de voir quelque peu parcellaire. Il cherche plutôt à reconsidérer les enjeux même de la pensée. Et pour cela, il lui a fallu prendre en compte la méfiance parfois farouche des philosophes à l'égard de la technique.

Chez Platon, on trouve déjà la peur que l'écriture puisse diminuer nos mémoires. A partir de lui, les philosophes vont souvent se prononcer contre la technique, ce que Bernard Stiegler décrit comme un refoulement de l’origine même de la philosophie : la question que pose la pratique de la technique par les sophistes est en effet l’origine même de la philosophie et de son discours sur la mémoire. Selon lui, il faut avoir une conception essentiellement et originairement technique de la mémoire humaine. L'outil est un prolongement du corps, la bipédie se traduit par la possibilité fonctionnelle de fabriquer des outils. Il rappelle que l'hominisation, c'est-à-dire l'évolution historique qui fait biologiquement de nous des Hommes, est un processus qui voit s'extérioriser les techniques du vivant dans des organes techniques inorganiques (artificiels).
 

« La mémoire humaine est indissociable de la technique »
Selon Bernard Stiegler, les êtres vivants sexués sont organisés par deux grandes mémoires. La première, une mémoire de l'espèce - que l’on appelle aujourd’hui le génome - transmissible et dite phylogénétique, passant de génération en génération. La seconde mémoire, dite épigénétique, est la mémoire nerveuse de l'individu, lui permettant de s’adapter.
Bernard Stiegler soutient qu’il existe une troisième mémoire, la mémoire technique, défendant l’hypothèse que la technique nous offre la possibilité de transmettre la mémoire d'un individu à toute l'espèce.

Votre présence dans l’Observatoire ?
Tout d’abord, je suis très heureux et honoré de faire partie du conseil scientifique de cet Observatoire B2V des mémoires parce qu’il est transdisciplinaire – et évidemment parce qu’il est consacré à l’étude de mon objet favori, qui est la mémoire. Ma conviction profonde est qu’il faut absolument faire travailler les disciplines entre elles aujourd’hui autour de cette réalité multidimensionnelle qu’est la mémoire humaine.

Pour ma part, je développe une proposition théorique que je compte mettre en discussion dans l’Observatoire, et que j’appelle l’organologie générale. Je considère en effet que le cerveau se caractérise par le fait qu’il n’est pas seulement organique, mais qu’il est aussi organologique. C’est-à-dire que le cerveau est un organe qui, chez l’être humain, a une capacité d’intérioriser des organisations techniques, des organes artificiels en somme. Sans cela, l’humain n’est pas viable. Par exemple, sans mes lunettes je ne peux pas me promener dans la rue, sans vêtements nous ne pourrions pas vivre avec les froids de l’hiver… L’être humain est un être intégralement artificialisé, et c’est aussi pourquoi il doit être éduqué : chaque génération doit apprendre à vivre avec un monde qui change, et l’éducation est la condition de la capacité à exister dans un tel monde. C’est pour cela que l’être humain intériorise du savoir, de la culture et de la science tout au long de sa vie – plus ou moins… Ce que le néandertalien a appris il y a 300 000 ans, je l’ai reçu en héritage non pas par la voie génétique, mais par la voie technique : la technique est la condition de l’intelligence collective aussi bien qu’individuelle.

Aujourd’hui, nous vivons une révolution industrielle qui repose sur des mnénotechnologies numériques sont dont issus Internet, Google, Facebook, les smartphones et tant d’autres choses – et tout cela constitue l’infrastructure des technologies industrielles de la mémoire. Des questions nouvelles se posent et notamment du fait que ces technologies cognitives numérique, transforment la vie et l’organisation du cerveau. Je travaille en relation avec Maryanne Wolf, directrice du centre de recherche sur la lecture et le langage à l’université Tufts aux Etas-Unis, qui s’est spécialisée dans les effets que produisent les mutations numériques sur le cerveau des enfants. Il y a de grands débats dans le monde sur ce que le numérique peut provoquer dans le cerveau des enfants, ce qui est une vaste question, et où existent des opposions très fortes entre les scientifiques.

Il est absolument impossible d’étudier ces questions seul et de tenter de répondre aux défis qu’elles nous lancent de façon monodisciplinaire : il faut des médecins, des spécialistes de la neurologie, des biologistes, des informaticiens, des philosophes, des sociologues, des historiens, des anthropologues, et bien sûr des économistes…

J’attends donc de ce conseil scientifique que l’on puisse ouvrir les discussions, étudier des projets nouveaux, soutenir des thèses dans cette perspective transdisciplinaire.

Cet Observatoire pourra donner aux scientifiques l’occasion de croiser les disciplines à travers de projets de thèse, ce qui est plutôt rare en France. Par là, il devrait constituer aussi un lieu de transmission et d’information plus accessible aux divers publics – or il est indispensable que chacun de nous comprenne mieux ce qu’il se passe dans le domaine de la mémoire de nos jours : ce sujet ne cessera de devenir plus présent dans l’actualité.

C’est pourquoi je me réjouis que B2V ait lancé cette initiative qui peut contribuer à modifier les rapports entre la société et la science.
3 mots pour définir la mémoire ?
- Anamnèse : il faut penser la mémoire à partir de l’anamnèse, (réminiscence en français). Au sens de Platon, qui définit le savoir comme une anamnèse, c’est-à-dire la pensée par soi même, retrouver en soi même et par soi-même la nécessité de la mémoire de ce qui nous a été transmis (c’est le modèle de la démonstration géométrique comme condition de l’enseignement de la géométrie).

- Hypomnèse : c’est la mémoire artificielle. Bernard Stigler essaie de montrer dans ses travaux que pour qu’il y ait de l’anamnèse, il faut de l’hypomnèse, de la mémoire artificielle.

- Pharmacologie : (au sens large) selon lui, il faut traiter la mémoire artificielle comme un pharmakon (tel que définit par Platon à propos de l’écriture : à la fois comme poison /e comme remède). Faire en sorte que la mémoire artificielle devienne un « remède », et donc pour cela, il faut produire du savoir avec.
3 mots pour définir l’Observatoire ?
- Transdisciplinarité
- Ouverture (sur la société)
- Ténacité

Parmi ses publications

Bernard Stiegler, "Pharmacologie du Front National", Flammarion, 2013

Bernard Stiegler, "États de choc - Bêtise et savoir au XXIe siècle", Fayard/Mille et une nuits, 2012

Bernard Stiegler, "Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue. De la pharmacologie", Flammarion, 2010

Bernard Stiegler, avec Alain Giffard et Christian Fauré, "Pour en finir avec la mécroissance : quelques réflexions d’Ars industrialis", Flammarion, 2009

Bernard Stiegler, avec Serge Tisseron, "Faut-il interdire les écrans aux enfants ?", Mordicus, 2009

Bernard Stiegler, Prendre soin. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008

Bernard Stiegler, "Economie de l'hypermatériel et psychopouvoir", Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontems, 2008

Bernard Stiegler, "Philosopher par accident", avec Elie During, Galilée, 2005

Bernard Stiegler, "Mécréance et discrédit" (3 volumes)Galilée, 2005

Bernard Stiegler, "La technique et le temps" (3 volumes), Galilée, 1994, 1996, 2001, regroupement des 3 volumes en 2018

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