Mémoire humaine et intelligence artificielle : liaisons dangereuses ?

Aujourd’hui, le grand programme européen Human Brain Project cherche à reproduire le fonctionnement du cerveau, et les interfaces cerveau-machine font de plus en plus parler d’elles. Peut-on augmenter la mémoire humaine grâce aux machines ? Où est la limite entre la science et la science-fiction ? Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l'intelligence artificielle, ex-Président du comité d'éthique du CNRS, président du comité d’orientation du CHEC (Cycle des Hautes Études de la Culture) et membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire B2V des mémoires, fait le point pour nous sur les liens entre cerveau humain et machines et sur les risques qu’ils peuvent représenter.

Publié le 05.04.2022
cerveau et intelligence artificielle
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Jean-Gabriel Ganascia

Jean-Gabriel
Ganascia

MEMBRE DU CONSEIL SCIENTIFIQUE DE L’OBSERVATOIRE B2V DES MÉMOIRES
Qu’entend-on par interface cerveau-machine ?
Il s’agit de travaux déjà amorcés il y a une cinquantaine d’années : l’activité électrique du cerveau peut être enregistrée par des capteurs situés sur le cuir chevelu ou dans le cerveau et servir à diriger un bras articulé par exemple. Ces interfaces sont très utiles pour les personnes atteintes de handicaps moteurs. Dans ce cas, la machine se commande directement par la pensée.
Pourrait-on augmenter artificiellement notre mémoire, avec une puce implantée dans le cerveau par exemple ?
Elon Musk prétend aider les hommes à rivaliser avec l’intelligence artificielle en augmentant leur mémoire avec des mémoires électroniques. S’il réussissait, apprendre quelque chose reviendrait tout simplement à charger le bon module dans notre cerveau. Malheureusement (ou heureusement peut-être…), l’état des connaissances scientifiques actuelles ne permet pas de prendre au sérieux de telles perspectives. Cela tient, entre autres, à ce que la mémoire humaine n’est pas un simple dispositif de stockage d’information ; elle n’est pas inerte ; les souvenirs se transforment continument ; et l’apprentissage et l’imaginaire reposent sur ces transformations.
Si cela était possible, en mémorisant des connaissances sans effort, nous ne nous les approprierions plus et elles resteraient lettres mortes dans nos esprits. Enfin, et surtout, les industriels maîtrisant ces technologies implanteraient ce qu’ils voudraient en nous, à notre insu ! Dès lors, ils acquerraient un pouvoir plus considérable sur nous qu’aucun dictateur n’a jamais eu dans le passé…
Serait-il envisageable de télécharger notre cerveau dans une machine ?
Télécharger la conscience sur une machine répond au désir d’immortalité qui se loge en chacun de nous : si cela advenait, nous continuerions notre vie en dehors de notre corps et sans lui. Toutefois, là encore, aucun résultat scientifique ne permet d’envisager une duplication de nos consciences et de nos émotions sur des puces de silicium. Un préalable serait d’avoir élucidé le fonctionnement du cerveau humain...
Sur le plan conceptuel, envisager une conscience séparée d’un corps soulève un grand nombre de questions d’ordre éthique et existentiel. Ainsi, au-delà de la question de l’immortalité, serait-on le « même » sans son corps ? Quelle expérience du monde ferions-nous ? Que signifie être un homme ou une femme si l’on n’a pas de corps ? Est-ce que les genres subsisteraient ?
Et aujourd’hui, quels risques courrons-nous à utiliser l’intelligence artificielle pour assister nos décisions ?
L’intelligence artificielle est déjà utilisée dans le domaine de la « justice prédictive » pour anticiper les résultats de contentieux administratifs. La connaissance par la machine de toutes les décisions de justice prises dans des situations similaires lui permet de prédire l’issue probable d’un procès et offre ainsi aux différentes parties la possibilité de négocier sans aller jusqu’au procès, au cours de la phase de médiation. Toutefois, il ne s’agit pas là de substituer le pronostic de la machine aux jugements rendus par des hommes dans les tribunaux.
Dans le domaine médical, l’intelligence artificielle pourrait intervenir dans l’aide au diagnostic. La machine indiquerait ce qui, parmi les signes présentés par le patient, conduirait à poser un diagnostic donné. Le médecin pourrait alors arbitrer selon son propre jugement clinique et selon qu’il aurait été ou non convaincu par les « arguments » de la machine. La décision finale reviendrait toujours à une personne humaine, qui engagerait sa responsabilité. Une dérive possible proviendrait des assurances sociales qui pourraient en venir à pénaliser des choix non conformes à ceux des machines, s’ils s’avéraient erronés, ce qui, à terme, conduirait à une déresponsabilisation des médecins.
Plus que d’introduire des réglementations qui s’imposent au-delà des lois, il importe de réfléchir ensemble pour savoir si le cadre législatif actuel encadre suffisamment les développements de l’intelligence artificielle. Cela implique que chaque citoyen se sente concerné, à commencer par les collégiens et lycéens qui doivent comprendre les enjeux posés par ces techniques et former leur esprit critique.

Articles

Nicolas P. Rougier,
Esprit in silico : les vains espoirs de l’immortalité, The Conversation, 20 Nov 2015
Esprit in silico : pourquoi l’idée de télécharger son cerveau n’a pas de sens, The Conversation, 23 Nov 2015

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