Mémoire & Langage : Peut-on oublier une langue si nous ne la pratiquons pas ?
A chaque rentrée, nous sommes nombreux à vouloir débuter l’apprentissage d’une nouvelle langue. Parfois pour des raisons professionnelles mais aussi pour des raisons personnelles, familiales ou pour l’envie de connaitre et d’apprendre plusieurs langues. L’apprentissage d’une nouvelle langue sollicite et stimule l’ensemble des capacités de concentration, d’écoute et de réflexion, mais quel est le rôle de la mémoire dans l’apprentissage d'une langue ? Est-ce réellement possible d’oublier une langue si nous ne la pratiquons pas ? Pourquoi est-ce plus compliqué d’apprendre une nouvelle langue une fois adulte ? Pour la rentrée, Jean-François Démonet, neurologue, professeur honoraire et directeur de recherche à l’Inserm, en collaboration avec l’Observatoire B2V des Mémoires, nous éclaire sur les liens étroits entre la mémoire et l’apprentissage d’une langue.

3 questions à Jean-François Démonet
L'apprentissage d'une langue nouvelle à l'âge adulte se fait en général à travers le prisme plus ou moins déformant des langues déjà en place qui exerceront des sortes de filtres phonétiques, lexicaux, syntaxiques sur la langue nouvelle.
Le langage au contraire s'entend avant tout comme le moyen de communication privilégié entre les humains, même si d'autres types de langage par extension ont été identifiés chez les animaux. La mémoire est en quelque sorte un socle fondamental sur lequel est bâti l'apprentissage d'une langue (comme celui d'autres domaines du savoir et du comportement humains). Cet apprentissage porte sur les différents niveaux structurels d'une langue depuis les aspects purement articulatoires des sons de la langue orale, leur pendant visio-moteur pour ce qui concerne l'écrit, les mots et la façon dont ils s'agencent dans une phrase (le lexique et la syntaxe), la signification et l'usage de mots et d'énoncés (la sémantique et la pragmatique).
A cette organisation complexe et multi-niveaux s'ajoute le fait que des instances ou systèmes de mémoire différents s'exercent sur ces divers niveaux lors de l'apprentissage d'une langue. On apprend à parler sa langue maternelle, sans s'en apercevoir (au travers de modalités implicites de la mémoire) auprès de ses parents, de ses proches. Mais en général c'est un apprentissage explicite, spécifiquement organisé et un peu long, qui est nécessaire quelques années plus tard pour apprendre à lire et à écrire, pour étendre son vocabulaire, pour explorer la signification de récits et apprendre comment en élaborer soi-même de nouveaux.
Puis les apprentissages explicites prolongés vont approfondir ces connaissances et cette pratique d'une, ou de plusieurs langues, apprises dans l'enfance. Souvent ces compétences linguistiques seront d'ailleurs variées, bigarrées, langue de la maison, langue de la rue, langue de l'école, du travail, etc., pratiquées d'ailleurs selon des niveaux variables de précision et d'élaboration. En l'absence de pratique, l'oubli porte sur des éléments lexicaux précis, ou des tournures de phrases qui sont moins souvent, ou plus du tout, accessibles en raison de la pratique d'une autre langue plus tard dans la vie.
Cependant, il convient de distinguer (après Chomsky) la compétence et la performance. Cette dernière peut clairement s'altérer même dans la langue maternelle après des années de pratique d'une autre langue qui sera devenue "première" en raison de son importance pragmatique pour des raisons professionnelles ou familiales. Cependant la compétence dans la langue maternelle est mieux préservée de l'oubli en particulier dans les éléments les plus fondamentaux tels que le répertoire des sons de la langue et des composantes syntaxiques qui peuvent être correctement perçus sinon produits en dépit d'une longue absence de pratique.
Les apprentissages implicites les plus "profonds" c'est-à-dire ceux qui se mettent en place chez le tout jeune enfant par sa plongée dans son bain de langage maternel constituent une modalité qui est presque impossible à reproduire chez un adulte ne serait-ce que parce que ce dernier porte en lui sa propre histoire de langue(s) antérieurement acquise(s) et qui ont exercé les effets de modelage du répertoire linguistique de base déjà évoqué plus haut. L'apprentissage d'une langue nouvelle à l'âge adulte se fera donc en général à travers le prisme plus ou moins déformant des langues déjà en place qui exerceront des sortes de filtres phonétiques, lexicaux, syntaxiques sur la langue nouvelle (on sait bien par exemple que pour un anglophone même très motivé, l'apprentissage du genre grammatical des substantifs en français est très difficile, car cette caractéristique n'existe pas en anglais et que le fait qu'un mot soit masculin ou féminin semble parfaitement arbitraire).
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